Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par L. de Montolieu », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12 avril 1772], p. 47-54

Discours sur les Préjugés Respectables
de Monsieur de Montolieu

Est il des préjugés respectables? Il est bien difficile de
traiter un sujet aussi delicat, et aussi épineux sans tomber
dans le ton de la logique d’école, et de la dissertation, et
par consequent sans ennuïer. Ne vous attandés pas, Messieurs,
à voir couler de la même plûme qui doit trâcer des verités
utiles, les graces seduisantes d’un stile élegant et leger.
Cet Art aussi rare qu’il est précieux, n’appartient qu’à un
petit nombre d’écrivains Privilegiés. Mais je vous dois
au moins ce qui est en mon pouvoir, de la sincerité du zèle
dans la recherche du vrai. C’est dans cet esprit que je vai vous
proposer mes idées, que je soumets à vos lumières avec la
Modestie du doute.

On entend communement par préjugé une opinion
reçüe sur la foy d’autrui et sans examen. La plûpart de ces
Opinions datent de nôtre enfance ou de la première jeunesse.
On sent combien il doit être difficile à l’homme parvénu à
l’âge de raison de revénir sur ses pas. La paresse qui lui est
Naturelle, la crainte, une certaine vénération pour tout
ce qui est ancien, et generalement adopté par les hommes,
avec qui nous vivons sont autant d’obstacles qu’il faut vaincre. Serons
<48> Serons nous surpris que si peu de gens remplissent
cette tâche penible. J’Estime cependant, Messieurs qu’il
est du devoir de tout homme qui pense, de tout homme de
lettres où d’état, en un mot de celui qui se destine à éclairer
ou à gouverner ses semblables, de soumettre toutes ses
Opinions au plus rigoureux examen, en se dépouillant de
toute prévention, de toute affection, et de toute crainte, Il
en trouvera sans doute que la raison que la raison ap=
prouve comme fondées sur la vérité, et d’autres qu’elle
rejette comme des erreurs. Il ne s’agit dans la question
proposée que de ces dernières. Y a t’il des erreurs
respectables
? C’est à dire, en d’autres termes, y a t’il des
erreurs qui, à raison de leur utilité exigent la déférence de
l’homme instruit et qu’on doive laisser subsister sans y toucher,
et sans lever le voile qui les couvre. Voila, Messieurs, ce me
semble le véritable état de la question, et le seul sens qu’on
puisse donner ici au terme respectable.

Mais, me dira t’on, peut il dans aucun cas être
avantageux à l’homme de se tromper ou d’être trompé? Et
il semble d’abord que le doute seul offense l’humanité, et
qu’un non absolu doit faire toute la réponse.

Ce n’est pas cependant ainsi qu’on peut trancher dans
une matière aussi grave et qui est aussi grave et qui est
aussi étroitement liée à l’Art difficile de gouverner les hommes.

Il paraît sans doute incontestable en spéculation,
que les moïens de les diriger vers leur plus grand bonheur,
devraient sans être pris dans les sources pures de la nature
et de la vérité; Mais d’un autre côté une experience constante
semble prouver que rassemblés en corps de Nation on ne
peut les gouverner par la voie du raisonnement et de
l’évidence.

Dépuis Platon dont la Republique a passé en proverbe
pour designer une Chimère, Jusqu’à l’auteur du contract
social, je ne vois pas qu’aucun plan de Societé Civile Calculé
et tracé par un Philosophe dans son Cabinet aïe pû être mis
<49> mis en pratique, et je ne sais pourquoi en matière de Gouvernement,
il semble qu’un intervalle immense separe la Theorie de l’administration.

L’homme Peuple, qui renferme dans plusieurs Classes la majeure partie
de l’humanité; Est il susceptible de recevoir une instruction et des lumieres
suffisantes pour aprofondir la verité et connaître son vrai bonheur?
les bornes de son esprit, les passions qui le maîtrisent, et le different coup
d’œil que chaque individu porte sur le même objet ne le rameneraient
ils pas toûjours à l’égarement et à l’erreur.

Qu’on me cite un seul peuple dans le monde entier, qui n’aïe pas été
gouverné dans tous les tems par quelque préjugé, à commencer par
les chinois qui subsistent en corps de Nation dépuis quatre mille ans,
Jusqu’aux Royaumes et aux Republiques les plus recemment formées,
depuis les Mexiquains et les Peruviens, separés pendant un si grand
nombre de siècles de l’hemisphère connu, et dépuis les plus petites
Peuplades de sauvages, Jusqu’aux Empires les plus raprochés de nous
et dont l’histoire nous est la plus familière.

Ne doit on pas inferer de là, que dans tous les tems et dans
tous les Climats le peuple n’a pû être guidé par le raisonnement
seul, et qu’on a été obligé de lui substituer le préjugé, qui a
toûjours été un moïen sûr et facile d’entrainer le consentement
general d’une societé. Le merveilleux a eu de tems en tems un
pouvoir étonnant sur les hommes rassemblés.

Certaines idées une fois reçües les déterminent aisement à se
porter comme d’eux mêmes vers tels où tels objets. Ils en reçoivent la
loi, avec d’autant plus de facilité, qu’ils pensent se decider de leur
propre mouvement, ne voyant point la main qui les guide, et
la chaine qui les captive. Le préjugé est un simulacre, que
le Legislateur presente au peuple pour lui faire adopter une
verité salutaire, ou pour diriger ses pas d’une manière
uniforme vers le bien Public, ou tout autre bût qu’il s’est
proposé. Fais nous des Dieux qui marchent devant nous,
afin que nous les voïons, disaient les Juifs à Moïse, et tel
sera toûjours le vœu et le langage du Peuple. La raison
seule a peu de prise sur lui. Il est aussi aisé de soumettre les
Esprits, qu’il est dificile de les éclairer. Je ne

<50> Je ne scaurais me faire une idée distincte de l’homme isolé,
de l’homme dans l’état de pure nature; Je ne sais même si cet
état a Jamais existé, et il me semble plus naturel de croire que
la Nature l’a destiné à vivre en Societé, comme elle y a destiné
les fourmis, les Abeilles, les Castors et tant d’autres espèces. Et
si la reunion des hommes en Societé est le plus grand bien qui
puisse arriver à l’homme; s’il ne peut vivre en Societé qu’à l’aide
d’un gouvernement quelconque; si l’homme peuple a besoin
de préjugés pour être gouverné; Il y en aura donc d’utiles, de
respectables, et pour le peuple cela va sans dire, et pour l’home
éclairé, qui ne devra point y toucher, ni desabuser l’homme
faible et borné, heureux par ces mêmes préjugés.

Quand je dis peuple, J’entends cette multitude necessairement
Occupée dans chaque republique, aux travaux mecaniques,
penibles et sans cesse rénaissans, qui ne lui laissent pas le
loisir, ni de recevoir une instruction suffisante, ni de s’apliquer
à des raisonnemens et à des Combinaisons dificiles; J’entends les
gens du monde Subjugués et distraits par des occupations futiles,
ou par les plaisirs; Et enfin cette foule d’esprits mal organisés,
Superificiels, faibles, pussillanimes, bornés qui abondent dans
toutes les Classes.

Vous ne me demandès pas, Messieurs, de vous faire la
longue et triste énumeration des préjugés funestes et destructeurs
qui affligent l’humanité. Ils se presentent en foule. Mais je
vous dois quelques exemples, du petit nombre de ceux qui
paraissent avoir été utiles aux peuples qui les ont adoptés.
J’ai vainement cherché un préjugé universel, C’est à dire, qui
aye été reçû par la generalité des hommes, dans tous les
tems et dans tous les lieux: J’ose affirmer qu’il n’en existe
point; Car je me donnerai bien de garde d’appeller de ce
Nom la Croyance d’un Dieu. C’est une verité de sentiment
et de raisonnement tout à la fois, je dirai même de necessité.
Ouï, l’homme qui a le sens commun, pour peu qu’il
refléchisse, est forcé de l’admettre; il est pressé de toute part
<51> part par les merveilles de la Nature. Tout ce qui l’environne, sa
propre faiblesse, les bornes même de son entendement, l’obligent de
recourir à un premier moteur, intelligent, infini.

Mais s’il ne s’offre point d’exemple d’un préjugé universel,
nous en trouverons plusieurs qui sont particuliers à chaque nation,
chés toutes, nous verrons regner des préjugés Religieux, des préjugés
de profession, d’état de famille &c.

L’histoire nous en fournira dans tous les siècles, et dans tous les
païs, qui sont, ou qui du moins etaient dans leur tems utiles et
respectables. La destinée des Empires y semblait attachée, on
n’aurait pû les détruire sans en ébranler les fondemens. Dépuis
le Palladium des Troyens, jusques à l’Etendard sacré de
Mahomet, et jusqu’à nos Drapeaux modernes, et à l’Idée de
honte que nos soldats attachent à leur perte. Je vois par=
tout des Opinions bien gratuitement fausses operer les effets
les plus frappans, et les plus avantageux.

L’Opinion que Rome était la Ville éternelle; Qu’elle avait
été fondée sous les Auspices les plus heureux, que sa destinée
était de commander à l’univers, à exalter le courage des
Romains, et a produit des prodiges de constance et de fermeté.

Qui pourrait nier que l’opinion répandüe du tems de Charles
VII au Sujet de Jeanne d’Arc, de la fameuse pucelle d’Orléans,
n’aye ralumé l’ardeur beliqueuse, et fait renaître la
confiance dans le cœur du soldat français. Le préjugé
répandu à cette occasion, ne fut il pas salutaire à la
France, tout ridicule qu’il était? Tout homme de bien, tout
bon Français, ne devait il pas le respecter alors? Croïés vous
qu’un bon patriote de ce tems là, eut voulu le détruire,
croïés vous qu’on aurait été bien vénu, ou que ç’eüt été un
une bien bonne action de crier au soldat Enthousiasmé;
Desabusés vous mes amis, vos chefs vous trompent, cette
Jeanne n’est qu’une fille ordinaire, Je la connais, c’est une
servante de Cabaret, elle n’est point inspirée?

Que dirons nous du préjugé de la Noblesse hereditaire
subsistant encore aujourd’hui dans toute sa force, de ce préjugé par
<52> par lequel un homme se croit d’autant plus illustre, par lequel
il Jouït d’un Rang d’autant plus distingué dans l’état, qu’il se trouve plus
éloigné de la source de son illustraion. Je ne pense pas, Messieurs,
que l’on me nie que c’est un préjugé. Les ames n’ont point de
genealogie, et s’il falait croire aux races d’hommes, comme à celle des
chevaux, je demanderais à ces nobles, s’il est bien sûr que leur sang aye
passé jusqu’à eux de Lucrèce, en Lucrèce.

Cependant quel bien ce préjugé ne fait il pas. Vous trouvérés en
general plus de desinteressement, plus de devouement pour la Patrie
et pour le Prince, plus de grandeur d’ame, plus de franchise, plus de
courage dans cette Classe d’hommes que dans les autres. On convient
assés, que dans tous les tems de la Monarchie française, la Noblesse
a toûjours été le plus ferme soutient du Trône, et qu’elle a fait
la principale sureté de l’état.

Qu’on ne m’objette pas, que l’education que reçoit ordinairement
la Noblesse, la distingue essentiellement des autres Classes des Citoyens.
Non, Messieurs, l’éducation sans ce préjugé n’aurait pas la même
force ni les mêmes effets, et ce préjugé seul sans le secours d’autre
éducation a donné à l’état des valeureux défenseurs, même
des grecsheros. Je vous citerai les tems, Des Duguesclins, des Bayards
et cette foule de braves gentilshommes qui vecurent dans
la barbarie des 14e 15e 16e siecle, où la plus épaisse ignorance
couvrait toute l’Europe, où tout Noble portait les armes
presque au sortir de l’enfance, où le précis de leur éducation
consistait en ce peu de mots: Vous êtes gentilhomme il faut
avoir de l’honneur.

Cet honneur, particulier à la Noblesse, non celui qui n’est
autre chose que la Vertu, mais cet honneur bizare, ce point
d’honneur qui se fait quelque fois un devoir de heurter toutes
les Loix, qui a ses Loix particulières, cet honneur n’est il pas
un préjugé? Et pensés vous, qu’il ne soit pas fort utile. Ne
m’en croïés pas, Messieurs, mais croyés en l’Illustre autheur de l’esprit
des Loix, il en fait le principe du gouvernement Monarchique.
Ecoutés le lui même Liv. III ch. 7. «L’honneur, dit-il, fait mouvoir
toutes les parties du Corps Politique, il les lie par son action même il se trouve
<53> se trouve que chacun va au bien commun croyant aller à ses interets
particuliers. Il est vrai que Philosophiquement parlant c’est un honeur
faux qui conduit toutes les parties de l’état; Mais cet honneur faux
est aussi utile au public, que le vrai le serait aux particuliers qui
pourraient l’avoir. Et n’est ce pas beaucoup d’obliger les hommes à
faire toutes les actions difficiles, et qui demandent de la force, sans
autre recompense que le bruit de ses actions.»

Voilà donc Mr de Montesquieu qui admet un préjugé, une erreur,
l’honneur faux, pour principe d’une espèce de gouvernment. Je
vous demande s’il ne le croïait pas utile, respectable, et qui plus
est, même necessaire.

Il me serait aisé de vous faire voir tout aussi clairement, que
plusieurs bons esprits, et Mr de Voltaire même, lui qui a passé sa
Vie à combattre tout ce qui lui a paru tenir au préjugé et à
l’erreur, en admet quelques uns comme tres utiles et necessaires
pour contenir le peuple. Voïes P. V. Questions sur l’enciclopedie
Article Enfer.

Cela me ménérait trop loin. Il serait de même superflû de
vous citer un plus grand nombre de préjugés respectables, J’en
ai choisi quelques uns sur plusieurs.

Mais avant que de finir je vous prie d’être persuadés
Messieurs, que ce n’est qu’avec douleur que j’ay été obligé de
convenir qu’il y a des erreurs utiles, forcé à ce sentiment
par le témoignage de l’histoire, de l’experience, et d’un peu
de connaissance du Cœur humain. Je vous prie de vous
rappeller surtout
ce que j’ay dit au commencement de ce
discours: Que parmi une foule de préjugés destructeurs il me
paraît qu’il y en a quelques uns qui ont leur utilité: Que
lors que je dis qu’il y a des erreurs respectables, je n’entends
point qu’un homme instruit doive donner son assentiment,
son aprobation interrieure; Mais qu’il doit simplement
s’abstenir d’y toucher à raison de leur inflüence utile sur le peuple,
qu’il ne doit point les détruire en levant le voile qui les
couvre. Enfin je ne scaurais trop redire que je n’admets
aucunnul préjugé dans le Philosophe, ni dans l’homme d’état. Il en

<54> Il en est je crois de la destruction des préjugés, comme de la
communauté des biens, ou du partage égal des terres en fortunes
entre les hommes. Tout le monde convient qu’on obvierait
par là à une foule de maux, que rien ne serait plus désirable
mais aussi que rien n’est plus impossible.

Celui qui me fera voir clairement qu’on veut conduire
une multitude d’hommes par la voïe de la simple verité
toute uniment présentée, et de l’évidence, ou plûtôt, celui qui
scaura réduire cette sublime Theorie en pratique, et gouverner
aussi toute une nation; Qu’il conte sur moi, Je le suivrai au bout
de la terre s’il le faut, Je seray son prémier et son plus docile
Disciple, son Sectateur, son cooperateur le plus ardent, et Je le
regarderai comme le plus grand et le plus respectable des
Mortels.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par L. de Montolieu », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12 avril 1772], p. 47-54, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1390/, version du 08.02.2024.
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