Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par J. Polier de Corcelles », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [29 mars 1772], p. 27-33

Memoire sur les Préjugés par Mr
De Corcelles

Qui dit Préjugé, dit l’admission d’une conséquence résultante
d’un faux principe, ou, fausse en elle même; ou simplement une
opinion fausse, établie, et reçüe comme axiome; Qui dit Préjugé
dit donc erreur.

Et d’après l’Idée que nous presente cette définition, tous les Pré=
jugés, considerés comme erreurs, devraient être bannis sans mé=
nagement et sans exception de la Societé universelle, ainsi que
des Societés particulieres; À plus forte raison est il necessairement
indispensable de s’en garantir comme du fléau le plus pernicieux
dans une societé litteraire, où la recherche du vrai par excellence
devient le but Principal.

Cependant, ce sont les membres de celle-ci, qui proposent à
nôtre deliberation; s’il est des Préjugés respectables? L’Enoncé seul
de la question, élevée par un des hommes de lettres de cette
assemblée du tact le plus sûr, comme du gout le plus
délicat, fait naître chés moi des doutes; Je cherche à les
résoudre, et voici comment J’essaye de m’y prendre pour en
venir à bout.

J’envisage l’homme dans l’état de nature, soit que cet état
ait existé rellement à la Création, ou qu’il éxiste encore sous
de certains Climats, soit qu’il ne puisse etre aujourd’huy
qu’un état purement speculatif, mais tel que rien n’implique
contradiction, que nous nous en fassions une idée claire et précise.

Or je ne crains pas d’affirmer que dans ce premier état
Originel, pour ainsi dire, l’homme ne veut et ne peut
admettre admettre aucun Préjugé dans aucun genre.

Mais en même tems, j’ose avancer avec non moins de Confiance,
qu’à mesure qu’il s’est éloigné de cet état de nature, (a ce été pour
<28> pour son bien, a ce été pour son mal, je le laisse décider lui même
dans sa propre cause) Les préjugés se sont introduits successivement
dans le monde, et se sont accrus, tant par le nombre que par la force,
en raison progressive du Chemin que l’homme a fait pour se
dénaturaliser ou pour se «Policer». Je m’explique.

Dans l’origine des choses tous les hommes étaient égaux, et
chacun d’eux ne devait avoir en vüe que son seul et propre
avantage; Ils se sont formés en socité, ils ont soumis leur
interet individuel à l’Interet general; Ils ont établi des Preé=
minences. Voilà donc la prémière position de l’homme
Changée; Voilà l’établissement d’un premier préjugé qui
détruit l’égalité primordiale, qui supose des autorités, des
superiorités respectives entre des êtres, auxquels primitivement
ne s’en ofrait nulle à reconnaître que celle de leur Créateur
commun.

L’Introduction des Loix, dictées, soit par le plus grand nom=
bre, soit, par ces mêmes chefs, dans les mains de qui, depuis la
formation des Societés, réside quelque fois, en même tems, la
Puissance executrice, est encore un autre préjugé. L’Homme
en venant au Monde ne connaissait de règles que celle que
Lui prescrivaient sa propre conservation, et l’augmentation
de son bien être: Il se voit asservi presentement à toutes celles
que lui imposent chaque jour le législateur juste, le Législateur
moderé, tout comme le Législateur arbitraire; second joug,
second préjugé; et successivement de joug en joug, de préjugé en
préjugé, l’homme d’être libre, indépendant, isolé, tel qu’il
était par sa nature, est devénu l’être de tous ceux qui habitent cette
terre, le plus dépendant de ses semblables, le plus subjugué, le
plus enchainé par d’autres volontés que par la sienne:
chaque individu de l’espèce humaine se trouve l’esclave de
toute l’humanité.

Sans m’étendre à cette heure, et plus en détail là dessus, vous
voïés Messieurs, ou je vai en venir; C’est à conclure qu’il est sans
doute des Préjugés respectables, Puis que tout est préjugé dans
le Monde; Et vouloir détruire tous les préjugés, ce serait vouloir bouleverser
<29> bouleverser ce Monde, renverser la Societé qui en est l’ame.

L’on m’objectera que tout ce qui n’est fondé que sur des préjugés doit
être anéanti; ainsi que les erreurs qui leur servent de Bâse; Que c’est un service
à rendre au genre humain que de lui faire apercevoir ces mêmes erreurs
et de concourir avec les fauteurs du Vrai seul à les extirper. Prénés garde, Messieurs, à ce que vous
voudriés hazarder. Il est une précaution à prendre ici, dont on ne
peut trop recommander l’observation, et dont la négligence est le plus
grand reproche qu’on ait à faire à la fausse Philosophie; aux Incrédules,
par exemple; C’est qu’il ne faut jamais rien détruire sans rédifier,
rien abattre sans rélever; rien distraire sans substituer, rien arracher
en laissant la place vuide. Or que mettrés vous à celle des
Préjugés fondamentaux, de ces erreurs antécédentes, sanctionées
par le labs des tems, et qui dans l’état actuel des choses font
une Nouvelle Nature incoherente à l’homme? D’autres erreurs,
d’autres préjugés peut être! Serait ce l’équivalent? Nôtre
existence Nouvelle, Nôtre situation dernière serait elle pré=
ferable, serait elle pire? Qui voudrait se flatter de répondre
avec certitude du succés? Jusqu’alors ce serait donc risquer
toute la petite portion de bonheur dont l’homme peut se
trouver susceptible sur cette terre, contre du néant, contre
une Chimère; Car la chose même, à la suposer faisable,
ne pourrait l’être qu’après bien des révolutions toûjours
incertaines; Un exemple ou deux constateront la difficulté,
J’ajouterai presque l’impossibilité de reussir.

L’Entreprise, si souvent projettee dans Rome d’y faire
recevoir Loy Agraire, n’a telle pas entrainée, apres mainte
secousse Tumultueuse, la conjuration des Gracques, leur fin
tragique, et avec la mort violente de ses deux Illustres
Tribuns, celle d’un millier de Patriotes, qui périrent à
leur Occasion? Les dissentions si frequemment renouvellées
au sujet de cette Loy fameuse, ne sont elles pas encore
Comptées au nombres des prémieres causes qui déterminè=
rent la décadence, et qui hâterent la chûte de cette Republi=
que, souveraine du Monde entier connu? Quoy pourtant,
de plus juste, de plus conforme à l’équité naturelle, et de plus
<30> plus antipréjugé, si je puis m’exprimer ainsi, que cette ordonnance
sagement distribuée? Elle venait répartir en proprtion à chaque
Citoyen le dommaine des biens acquis en communauté par tout un
Peuple, dont les trois quarts ne possedaient rien avant sa promulgation.
Mais! Comment espérer de pouvoir être utile aux hommes en les
détrompant? L’exécution de la Loy Agraria fut constamment plus
ou moins éludée; Et sa publication tant de fois reyterée, ne
servit qu’à enchainer progressivement la liberté de ce même
Peuple, en faveur duquel elle avait été faite.

Les opinions véritables ou fausses, en matière de Religion,
mais toûjours attaquées comme erreurs, par les sectateurs des
opinions oposées, n’ont elles pas ensanglantées, pendant bien
des Siècles, l’Europe, et les autres portions de nôtre Globe? Ceux
de chaque parti, ne se croïaient ils pas également authorisés
à combattre de toutes leurs forces, les préjugés funestes, les erreurs
dangereuses, dont ils inculpaient respectivement leurs adversaires?
Mais de tous ces flots de sangs, répandus pour desiller les yeux
des hommes et les illuminer, qu’est il resulté? Des attrocités inouïes,
des maux réels; Et toutes fois l’Erreur, soit le préjugé, subsiste
encore certainement de part ou d’autre, peut être même de
part et d’autre.

Nous concevons par inférenceinduction, que s’il est des préjugés
respectables pour l’humanité en corps, pour la societé en
general, il en est de même pour chaque societé separée,
pour chaque portion détachée de la réunion universelle; C’est
ainsi que toute Nation, tout Pais, tout état, tout Royaume,
toute domination, doivent avoir respectivement leur constitution,
leur régie, leur ordonnance, leurs règles distinctes, et à part,
et conséquemment leurs préjugés particuliers. La preuve est
que cette ordonnance Politique varie par tout et en tout tems.
Or le vrai absolu ne varie nulle part, et jamais.

En suivant la subdivision, il en sera de même encore de
chaque branche de ces societé particulières, de chaque Province,
de chaque famille, de chaque personne indivduelle, à la prendre
même seule, du moment qu’elle vit d’ailleurs en Societé; Chacune
d’elles aura ses préjugés propres, ses erreurs particulières, qu’il serait
<31> serait aussi dangereux que Barbare de vouloir leur arracher,
sans avoir au préalable apliqué l’appareil necessaire, pour remplacer tout de
suite, comme j’ay dit, la partie qu’on veut enlever.

Parce que vous apercevriés de mauvais materiaux dans les fondations
d’un édifice, voudriés vous au risque de faire écrouler cet édifice, et de
vous sentir ensevelir sous ses ruines, soustraire ses mauvais materiaux
avant que d’en avoir d’autres tout prets, et bien entendu meilleurs,
pour leur substituer, à mesure et sur le champ?

Qu’est il, d’ailleurs de plus beau, de plus grand, de plus noble, j’alais
presque dire de plus vertueux, que de certains préjugés? Que celui
par exemple, qui fait sacrifier son bonheur propre, son interet
particulier, son avantage personnel, au bien general; Quelque
fois à celui d’un seul de ses semblables? Ce Romain qui se dévoüa
pour le salut de la Republique, cet ami qui veut s’immoler pour
son ami et tant d’autres, (Je ne dis pas que nous voyons, mais) que
nous lisons, avoir imité ces exemples de Grandeur d’Ame; N’agis=
saient il pas tous, ensuite d’un aveugle préjugé? Et cependant,
quel Philosophe oserait le leur réprocher?

Quoi de plus Chimérique encore, que de faire consister la
première, la principale vertu des femmes, ce qu’on qualifie de
mot d’honneur chés elles, à se refuser à elles mêmes, et à refuser
aux hommes leurs semblables et leurs amis, le plus doux des
des plaisirs de la nature? Le seul, de tous les plaisirs des sens,
dont on puisse jouir, avec d’auttant plus de volupté, qu’on ne le
goute bien, qu’en le faisant partager à ce qu’on cherit le mieux?
Et cependant, que d’inconvéniens, si l’on ne respectait pas, du moins
en aparence, le préjugé reçû?

À propos de préjugé d’honneur. Qu’il me soit permis de
remarquer en passant, que d’après ma manière de voir les
choses, Je suis bien loin de taxer de préjugé, ce qu’un certain
ordre de personnes voudrait faire envisager comme tel, Je
veux dire le point d’honneur établi parmi les hommes, Je
trouve au contraire que c’est un droit dérivant de l’état naturel
et Originaire de l’homme, auquel j’ay remonté; Droit & usage
fondés sur la Juste défense de soi même, à laquelle il est appellé en
<32> en sortant des mains de la nature, et dont, à la bien analiser, résulte
encore pour lui, la nécessité de se venger jusqu’à un certain point
de quelque dommage, de quelque affront reçû; S’il est un préjugé
sur cette matière, à voir du moins les choses dans cet état de Nature
auquel je rapporte tout, C’est la Loy Politique qui vient interdire à
l’homme, et cette juste défense de soi même et sa propre vengeance.

Une autre observation, C’est la dernière, mais elle est
essentielle: Quand je dis que tout est Préjugé dans le Monde,
J’en excepte toûjours la Religion; et cela d’après un raisonnement
consequent aux premières notions que j’ay posées, par la même,
concluant en ma faveur.

Je ne connais que deux Religions, la Religion Naturelle,
et la Religion Revélée, que je respecte l’une et l’autre
profondément.

La Religion Naturelle est celle de l’homme dans l’état de
Nature, et consequemment exempte de tout préjugé, suivant
mon propre sistème. La Religion Revélée ne l’est pas
moins, puisque c’est l’émanation des volontés de l’Auteur de
cette Nature; par des voïes superieures, par des moïens
Péremptoires; Voïes et Moïens, dont l’homme, placé même
dans ce prémier état de Nature, doit reconnaître l’autorité;
En tant qu’il reconnaît l’Autorité de l’être qui les em=
ploïe, de ce Créateur universel, de son premier Moteur,
de son Legislateur unique, le seul auquel il soit tenu d’être
soumis dans l’ordre primitif des choses.

La Religion est donc hors de la Classe des préjugés.

Mais Je vais plus loin, et je fais servir mon
hipothèse, que tout est préjugé dans le Monde. à prouver
une des vérités les plus importantes de cette Religion;
C’est qu’il est une autre vie, une autre existence, après
celle que nous passons sur cette terre. En effet, s’il est réel,
comme nous le sentons tous, que l’ame de l’homme est
faite pour la découverte de la verité, Quoi de plus aparent
que ce vrai que nous cherchons toûjours inutilement, et souvent
<33> souvent dangéreusement pendant cette vie, ne nous sera par=
faitement dévoilé qu’à l’Epoque d’une autre vie, dans laquelle
il fera Nôtre bonheur; L’un est la suite de l’autre, et c’est vai=
nement que nous le poursuivons tous les deux ici bas.

Enfin pour me résumer, je crois devoir conclure et décider, que
tous les préjugés qui tiennent, tant à l’essence de la Societé hu=
maine en general, qu’à celle des Sociétés particulieres qui la
composent & la subdivisent, doivent être scrupuleusement
respectés et ménagés, quand il n’y aurait d’autre raison pour
cela, que la possibilité d’Empirer l’état actuel de l’humanité, en
agissant autrement.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par J. Polier de Corcelles », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [29 mars 1772], p. 27-33, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1386/, version du 08.02.2024.
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