Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 03 juin 1724

A Groningue ce 3 Juin 1724.

Je vous écrivis, Monsieur mon très-cher Ami & très-honoré Collégue, il y a aujourdhui huit jours, c’est-à-dire,
la poste après avoir reçû vôtre prémiére lettre, du 12. Mai. Je vous aurois écrit aujourdhui, quand même je n’aurois
pas reçû depuis la seconde, du 19 Mai.

Mr d’Aduard, qui ne put venir en ville la semaine passée, y et est venu celle-ci, & a d’abord conferé avec quel=
ques uns des Curateurs, sur l’article des frais du voyage. Sur ce qu’ils lui ont dit, il m’envoia hier Mr Tavel, avant
que de repartir, pour m’apprendre qu’il ne doutoit point que la proposition que je lui avois faite, qu’on vous donnât la
même somme que j’eus, savoir 1500. florins, ne fût agréée, & que vous pouviez compter là-dessus. Quand vous
serez ici, vous pourrez toucher cette somme, & un quartier de vôtre pension, qui sera échu. L’installation se
des nouveaux Professeurs, selon la résolution des Curateurs, se fera immédiatement après celle du nouveau Recteur,
comme je l’avois conjencturé. Ainsi, par cette raison & plusieurs autres, il faut que vous tâchiez d’être ici à la fin d’Août,
ou au commencement de Sept. Le plus tôt, sera le mieux. Nous arrivâmes ici le 8. d’Août. Il est bon que vous
puissiez établir vos Colléges, & être pour cet effet dans vôtre Maison. On ne donne point ici de Meubles. Il y a seulement
quelques bestats (ou lits pratiquez dans la Muraille) qui peuvent vous servir, quelques-uns en attendant, d’autres toûjours.
J’espére que, comme je vous l’ai recommandé, vous m’aurez répondu au sujet de la Maison. Le Propriétaire m’a fait
dire depuis, que, si vous vouliez, après le mois de Mai de l’année suivante, louer sa Maison pour plusieurs années, il
vous en accommoderoit; & il vouloit que je traitasse là-dessus avec lui. Il demande, par année, 200 florins, sans les
frais des cheminées &c. J’ai répondu, que je n’avois aucun ordre, & que je me contentois du bail que je tenois de
la seconde main, jusqu’au dit terme; qu’après cela, vous étant sur les lieux, ce seroit à vous à faire comme vous
l’entendriez. On a assez de peine à trouver ici des Maisons, sur tout des Maisons spatieuses, comme vous les
souhaittez; & rien ne pouvoit venir plus à propos, que l’occasion qui s’est présentée d’avoir une Maison, où vous
pussiez entrer d’abord; car autrement je ne crois pas qu’il eût été possible d’en trouver que pour la
Toussaints. Il faut faire, comme on peut, en arrivant. Nous n’avons pas eû, en arrivant ici, des gens qui
nous eussent donné d’avance les instructions nécessaires, & les petits secours que vous trouverez en nous. Ma
femme vous offre, si vous le souhaittez, de vous acheter quelques meubles des plus nécessaires, comme Tables, Chaises,
&c. aussi bien que de la Tourbe, qu’on a meilleure & à meilleur compte en Eté; en un mot, tout ce
qui dépendra d’elle; car vous avez bien jugé que ces sortes de choses ne sont pas de ma competence.

Nous sommes bien aises d’apprendre, que Madame de Crouza se détermine avec beaucoup de résolution
à quitter sa patrie; aussi bien que Mlles vos filles. Pour Mr vôtre fils, j’avois déja parlé de lui à Mr
d’Aduard, & il me dit, qu’il pourroit bien se présenter quelque occasion de le placer dans ces Provinces, sur
tout si, comme il le présumoit, il venoit un jour y faire un tour pour vous voir.

Le sujet de vôtre Oraison Inaugurale est bien choisi. Outre cela, il faut vous dire qu’il y a une
Leçon publique d’apparat; c’est la prémiére qu’on fait, & à laquelle l’Université en Corps assiste. Elle tombe
sur ce qu’on doit traiter dans les Leçons publiques: mais ces Leçons publiques sont très-rares, & on n'y traite rien de
suivi; les Etudians ne comptent que sur les Colléges particuliers. Il y a plus de cinq ans, que je n’en ai fait
aucune, faute d’Auditeurs. Il n’y a guéres que les Professeurs en Théologie, qui en fassent un peu regulié=
rement. Gardez-vous bien, au reste, de penser à un Collége particulier sur l’Art de prêcher. Outre
que les Etudians en Théologie ne donnent rien pour leurs Colléges, & qu’ainsi il ne vous en viendroit aucun
profit, la plupart étant pauvres; les Professeurs en Théol. se gendarmeroient contre vous, comme si vous
empiettiez sur leurs droits. Bornez-vous à vôtre Profession; c’est le meilleur moien d’avoir la paix. Il faudra
même éviter tout ce qui approche de la Théologie. La prudence & la modération sont ici fort nécessaires.
Moiennant cela, les Seigneurs me paroissent fort disposez à se moquer des murmures des Théologiens. Les
Synodes Wallon & Flamands, que nôtre cher Alfonse vous fait craindre, sont pour nous des bruta
fulmina
.
Nous ne dépendons ici, ni des uns ni des autres; de quoi ils sont bien fâchez. Les Pasteurs même de
l’Eglise Françoise, n’envoient point de Députez aux Synodes Wallon; La Province n’a jamais voulu, qu’ils eussent
aucune communication avec eux. J’ai vû plus d’une occasion, où les Ministres Flamands de Groningue
ont été mortifiez par les Etats; quand ils se sont voulus mêler de plus, que de leur mêtier.

Il n’est point nécessaire, que vous envoiez de programme pour ce que vous traitrez, & pour le nombre des
Colléges. Cela doit se faire sur les lieux. On fait afficher quelques jours auparavant, à la grille de l’Université,
& l’on marque l’heure. Le plus ancien de la Faculté choisit les heures des Colléges, publics & particuliers (les Priva=
tissimes se font quand on veut) le suivant, choisit parmi celles qui restent, & ainsi de suite; afin que chacun puisse
<1v> fréquenter, s’il veut, les Colléges des divers Professeurs en la même Faculté. Sur tout cela, & autres choses, il faut
attendre que vous dise de bouche ce qu’il faut savoir.

On avoit déja écrit ici, que Mr le Comte de Flodorf y doit envoier, à vôtre occasion, ses fils. On ajoûte,
que divers Gentilshommes de Gueldre & d’Overyssel se disposent à envoier aussi leurs Enfans. Il faut espérer
qu’avec le tems nôtre Université se peuplera; sur tout si les Etats peuvent désormais s’accorder à remplir les places,
dès qu’elles seront vacantes.

Le Medecin d’Amst. a accepté la Vocation; aussi bien que Mr Teelburg de Lingen, vôtre Collégue de
Faculté . Celui-ci est un vieux garçon de 55 ans. On dit qu’il a été disciple de Mr de Vries, & qu’il est
pour la vieille Philosophie; d’autres disent pour l’Eclectique. Il doit venir faire un tour ici, pendant les Fêtes de
Pentecôte. On ne sait encore rien, ni du Prof. en Théologie, Mr Kirchmayer de Marpurg; ni du
3. Professeur en Droit, qui sera apparemment Mr Kressius de Helmstadt; Mr Ludovici étant certainement
mort.

L’attention à vos affaires, & le peu de tems que j’eus dans mes derniéres lettres, me firent oublier, ou ne
me permirent pas de vous dire deux choses, dont l’une regarde l’Acad. de Lausanne, & l’autre vous.

Dans la VII. Classe, Fascic. IV. de la Bibl. Hist. Philolog. Théolog. de Mr de Hase, Professeur en
Théol. à Brême (laquelle Biblioth. se rimprime à Amsterdam) on a inséré une Succîncta & gravira Formulae
Consensus Helvetic. historia
; qui vient sans doute de quelque Théologien de Berne. Elle a 26. pages, & on remonte
juqu’au Synode de Dordrecht, comme le fondement de cette Formule. Quand on en est venu à l’année
1722. on dit que tous signérent & jurérent sans parler d’aucune restriction, praesentibus summi Magistratus Praefectis.
Equidem Ministri nonnulli tergiversabantur, at mox calculum suum addidêre, tandemque Impositionarii
signaturam detractantes Formulae arcesserunt alii post alios
.
Voilà tout. Je disois l’autre jour à cette
occasion à Mr d’Aduard, que des Théologiens, qui ne vouloient pas accorder qu’il y eut la moindre petite
menterie innocente, osoient ainsi impudemment mentir à la face du Ciel & de la Terre, sur un fait
si important, & pouvant être convaincus si aisément de mensonge. Ceux qui envoiérent de chez vous, il y
a quelques années, une liste des Professeurs & Membres de l’Acad. de Lausanne, à l’Auteur de cette Biblioth.
feront bien, après avoir lû le Fasciculus dont je vous parle, d’y opposer les Supplémens nécessaires, munis de
bons actes, rapportez au long. Mr de Hase ne peut refuser de les inserer dans un autre Fasciculus; tout zelé
Orthodoxe qu’il veut paroître.

L’autre chose, qui vous regarde en particulier, c’est qu’on a inseré dans le Tom. XII. 1. Part. du
Journal literaire, une petite Lettre de deux pages, sous ce titre: Copie d’une Lettre, 1 mot biffure à sur un Sujet important
du Droit Naturel, écrite d’Angleterre (3. Août 1723.) à Mr de Crousaz, Prof. &c. La question roule sur la
Milice mercénaire des Suisses, qui se fon louënt, ou sont vendus, à quiconque achète leur services sans s’embar=
rasser de la Justice de la Guerre. On donne à entendre, que cela est contraire à la bonne Morale & à l’Evangile;
& on a voulu, comme on l’insinuë, se divertir aux dépends de vos Magistrats, & sur tout de vôtre Clergé, si zélé
pour l’orthodoxie, & en même tems si négligent pour la pureté des moeurs. On s’adresse à vous, pour vous de=
mander les raisons de l’affirmative, & à cause de vos grandes lumiéres, & parce que l’on a vû dans ce que
vous avez fait il n’y a pas long tems, que vôtre Patrie vous est plus chére que toute chose; qu’il s’agit de
la gloire de vôtre Clergé, & Païs, & de l’honneur de vôtre Clergé.

Mr Tavel doit m’envoier une Lettre pour vous, que je joindrai ici, si elle vient avant que
la poste parte. J’ai fait savoir à Mr de la Motte vôtre acceptation.

Nous vous attendons avec la plus grande impatience du monde. Tout ce qu’il y aura
cependant à faire pour vôtre service, nous le ferons, & vous n’avez qu’à me l’indiquer.
J’ai eu ces jours passez un gros rhûme, qui m’a empêché d’achever une Piéce à laquelle
je travaille, à la priére des Directeurs de la Compagnie des Indes Orientales, c’est une Réponse
à la Réfutation de Mr Neny; & à la Lettre à un Ami en Hollande, que l’on dit être
du Comte de Callenberg, un des principaux Actionnaires d’Ostende, dirigé par le Marquis de
Prié. Ma femme & moi embrassons toute vôtre famille, en attendant de vous embrasser
réellement. Je suis de tout mon cœur, Monsieur & très-cher Ami & très-honoré Collégue

Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Suisse

Monsieur de Crousaz, Professeur en
Philosophie & en Mathématiques

A Lausanne.


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 03 juin 1724, cote BCUL Fonds Jean-Pierre de Crousaz, IS 2024/XIV/15. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/794/, version du 27.06.2016.
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