Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 15 janvier 1718

A Groningue ce 15 janvier 1718.

Je reçûs vôtre Lettre hier au soir tout tard, Monsieur & très-honoré Ami; & vous aurez recu
à l’heure qu’il est celle que je vous écrivis il y a 15 jours, & en même tems à Mr Polier.
Si j’avois crû que vous me jugeassiez propre à faire quelque chose pour empêcher l’effet
des mauvais desseins des Ecclésiastiques brutaux, qui voudroient vous remettre sous leur joug, je
n’aurois pas attendu que vous me le demandassiez. Je vais employer le peu de tems que le
départ de la Poste me laisse, pour vous transcrire à toute course de plume l’article de
ma Lettre à Mr Sinner, où je lui parle de l’affaire en question, & qui partira en même
tems.

« Permettez moi, Mr de vous parler d’une affaire que j’apprens être sur le tapis a
Berne, & à laquelle je prens beaucoup d’intérêt, non seulement à cause de l’Acad. de Laus. &
des Amis que j’y ai laissez, mais encore par le zéle que j’ai pour la gloire de LL.EE. & pour le
bonheur de leurs Peuples. Vous y avez même beaucoup de part, puis que vous avez toûjours paru
aimer & proteger fortement cette Acad. où j’avois aussi été appellé par vos soins; &; j’ai d’ailleurs
une raison particuliére de m’interesser, quoi qu’éloigné, à l’affaire dont il s’agit, parce que c'est
une suite de ce qui s’est passé de mon tems, & sous mon Rectorat. Voici ce que c’est. Un
Consensus mal entendu, & mal appellé de ce nom, puis que c’est l’ouvrage de quelques peu
de Théologiens entêtez, & une véritable semence de discorde entre les Chrétiens; ce Consensus; dis-je 
après avoir régné tyranniquement pendant plusieurs années, perdoit enfin peu-à-peu son autorité
dans l’Acad. de Lausanne, plus heureuse en cela, que celle de Berne; La chose alloit le
mieux du monde, & sans bruit, sans éclat, sans aucun mouvement sujet à des inconve=
niens, les Consciences demeuroient libres, & le Consensus ne conservoit de pouvoir qu’exter=
nement, & à l’égard de ceux qui vouloient bien s’y soumettre. Qui vouloit le signer absolument
le signoit: d’autres ne le faisoient qu’avec cette clause, la plus juste & la plus raisonnable
du monde, Quat. Script. S. consentit. pour moi, je reçûs, sans hésiter cette signature, pendant
que j’étois Recteur; & presque tous ceux qui reçûrent alors l’Imp. des mains, n’en firent point
d’autre. Quelques Ecclesiastiques, Ennemis de la Paix, s’en formalizérent; & il y eut des plaintes
là-dessus, mais qui ne furent point écoutées à Berne, par la sagesse des Seigneurs, à qui LL.EE.
avoient donné commission de les examiner; J’écrivis, au nom de l’Acad. aux Seigrs de la
Chambre Econom. qui avoient demandé amiablemt des éclaircissements là-dessus à Mr le
Baillif de Laus. vôtre successeur. Je représentai à ces Seigrs, & en leur personne au LL.EE.
Souverain même, que, sans abandonner les principes de la Réformation, & sans reconnoître dans
les décisions des Eccles. Protestans, une autorité infaillible, que nous refusons à l’Evêque de
Rome & à tous les anciens Conciles, personne ne pouvoit signer aucun Formulaire, aucune
Confession de foi, aucun Ecrit Humain en un mot, qu’avec cette clause ou expresse, ou
tacite, Autant qu’il ne renferme rien de contraire à l’Ecrit. Ste, qui est l’unique Règle de
la Foi & des Mœurs, & dans laquelle seule chacun peut & doit chercher ce qu’il est obligé de
croire & de pratiquer. Je montrai, que c’étoit-là l’esprit & l’intention des sages Auteurs de
la Confession Helvet. qui disent expresst dans leur Préface: Meliora ex verbo Dei docen=
tibus, & cedere & obsequi toto animo parati sumus, & qui j’en suis sûr, seroient les
prémiers à y changer certaines choses, s’ils revenoient au monde. J’ajoûtai, que c’étoit une
chose absurde, de faire signer comme un Article de foi, l’Antiquité des Points de la
<1v> Langue Hébr. qui est une question de Grammaire & d'Histoire , à la portée de peu d’Ecclésiastiques, &
reconnuë fausse de tout ce qu’il y a d’habiles gens dans toute  l’Europe. Je ne saurois rappeller bien
d’autres choses que je disois dans cette lettre, dont je n’ai point apporté de copie: mais je me souviens
que j’eus l’honneur de vous écrire là-dessus. Et après tout, la chose en demeura là: j’ai lieu
de croire, que les raisons que j’avois alleguées au nom de l’Acad. furent trouvées bonnes. On a
attendu plus de deux ans, & jusqu’après mon départ, à faire une nouvelle tentative, qui, comme
je l’espére & je le souhaitte, ne leur réussira pas mieux. Je voudrois être sur les lieux, pour travailler
de toutes mes forces à soûtenir une si bonne cause: mais l’Acad. est heureusement assez bien
pourvuë de gens qui le feront: & j’ai trop bonne opinion de la sagesse de LL.EE. pour
craindre qu’Elles prennent des mesures contraires à la bonne Politique, à la Charité & la
Liberté Chrétienne, & aux grands fondemens de la Reform. dont Elles sont un des plus fermes 
appuis. Elles ne sauroient faire, sur tout dans la conjoncture présente, rien qui leur fît
moins d’honneur, & qui causât en même tems plus de préjudice à leur Etat. Elles voient
dans leur voisinage, des Magistrats, qui ont secoué, avec beaucoup de succès & d’utilité, le
joug de leurs Ecclésiastiques. Elles peuvent remarquer, que par tout aîlleurs, & en Angleterre, &
dans les Provinces Unies, & en Allemagne, & les Puissances, & les Particuliers, prennent de
plus en plus l’esprit de Tolérance, ou plutôt l’esprit du Christianisme, que les Ecclesiast. seuls
voudroient étouffer, pour régner eux-mêmes sur les Consciences. Les Esprits ont commencé
à s’éclairer & à s’adoucir, dans vôtre païs, comme ailleurs; & vouloir ramener la
crainte, ce sera s’exposer à quelque grande révolution, ou du moins faire bien des
Hypocrites & des Parjures. Je frêmis, quand je pense aux fâcheuses suites qu’auroit
un Arrêt Souverain, qui donneroit gain de cause à des Ecclésiastiques brouillons. J’ai
plusieurs fois fait cette reflexion, sur tout depuis que je suis ici, où je vois tant de pauvres
Anabaptistes, sortis de vôtre Canton; j’ai, dis-je, pensé plusieurs fois, que si vos Théologiens
& vos Ministres, au lieu de misérables Questions Scholastiques, qu’ils érigent en
articles de foi, s’attachoient à étudier & à enseigner la Relig. dans sa simplicité, ils auroient
pû désabuser bien de ces personnes, qui sont dans l’erreur de bonne foi. Vous ne verriez pas
non plus tant de Piétistes, dont la plûpart ne se jettent dans ce parti, que parce qu’ils ne
trouvent rien de solide dans la plûpart des Sermons qls entendent, ou des Livres de Théol. qls
lisent; car s’il y a quelque chose de bon, cela est étouffé par le grand nombre de choses
peu satisfaisantes, qu’on y remarque. Des gens qui craignent Dieu, mais qui d’ailleurs n’ont
pas assez de lumiéres, par eux mêmes, pour distinguer le bon d’avec le mauvais, & pour
aller puiser la Religion dans ses vraies sources; sont fort sujets à écouter toute personne qui
leur promet quelque chose de meilleur. Ainsi, si on n’y prend garde, en voulant établir
une parfaite uniformité de sentimens, on va multiplier de plus en plus le nombre des
Dissenters. Le meilleur moyen de rapprocher, autant qu’il est possible, les esprits, & de préve=
nir les mauvaises suites de la diversité d’opinions; c’est de laisser à chacun une honnête liberté
de suivre les lum. de sa Conscience. C’est un droit, aussi bien qu’une Obligation generale,
de tous les Hommes: & je ne puis m’empêcher de reconoître un effet de la faveur du Ciel
envers les Anabaptistes de vôtre païs, dans la circonstance présente; car, quoi que la plûpart
demeurent à la campagne, aucun n’a péri, ni n’a été considérablement endommagé
par l’Inondation. Il est digne de la Providence, d’avoir protégé des gens, qui ont
mieux aimé quitter leur Patrie, pour venir dans un païs éloigné, que de ne pas avoir la
liberté de professer ce qu’ils regardent comme vrai. Tous les Eccles. Zélez pour leur
<2r> Orthodoxie, ne seroient pas capables de faire  un tel sacrifice; & j’en connois qui persécutent
des sentimens dont ils ne sont pas éloignez eux-mêmes. L’idée de Nouveauté est un vain épouvantail
dont ils se servent pour éblouïr les gens, pendant qu’ils sont les plus grands Novateurs du monde.
Le Coccéïanisme, qui régne à présent parmi vos Théologiens, n’étoit pas né il y a cinquante
ou soixante ans; & on veut d’ailleurs mal à propos le faire passer pour ancien, puis qu’il
consiste essentiellement à trouver tous les jours dans l’Ecriture de nouveaux mystéres, ou
plûtôt de nouvelles chiméres, que chacun y cherche, pour faire briller son imagination.
Je vous conjure, Mr par tout ce qu’il y a de plus sacré, par l’intérêt de vôtre Patrie,
& de vôtre Gouvernement, par vôtre propre gloire, & plus encore par vôtre Piété, solide
& éclairée, de vouloir bien employer tout vôtre credit, pour maintenir les droits de la 
Tolérance & de la Liberté Chrétienne, & pour proteger une Acad. que vous aimez, &
qui ne sauroit mieux mériter vôtre estime, qu’en soûtenant le bon parti qu’elle a
pris. J’espére que vous trouverez bien des Amis, qui entreront dans les mêmes vuës.
Je suis sûr, que Mr l’ancien Baillif d’Aubonne vous secondera vigoureusement,
& je prendrois la liberté de l’en prier moi même, si je ne savois combien il connoît
le caractére des Eccles. brûleurs, & l’importance qu’il y a de rendre leurs
machinations inutiles &c &c. »

Voilà, Monsieur, ce que j’écris à Mr Sinner. Si j’avois eu plus de tems,
j’aurois pû m’étendre davantage, & tourner mieux mes pensées. Mais je n’ai pas voulu perdre
cette poste.

Il me tarde, que vôtre Logique soit en état d’être rimprimée, & je ne doute nullement
que cette nouvelle Edition ne soit encore mieux reçuë que la prémiére, qui a pourtant eu
tous les applaudissemens des Connoisseurs. Je ne saurois bien vous donner des éclaircissemens sur
ce que vous me demandez par rapport à vôtre Libraire. Tout ce que je puis vous dire, c’est
que j’ai toûjours laissé faire Mr de la Motte. Le plus que j’aie eu, ç’a été neuf florins
la feuille; encore les autres Libraires criérent-ils beaucoup contre Humbert, qui m’avoit
paié sur ce piè-là mon Traité du Jeu.

Ma femme est bien fâchée de n’avoir pû encore écrire à ses Amies, sur tout à
Madame de Marerargues; & plus encore de ce qu’elle ne fait pas, quand les embarras de
son ménage, & joints à sa paresse naturelle, le lui permettront. Si j’en avois le tems
aujourdhui, je crois que je prendrois la liberté d’écrire à cette Dame, que vous appelliez
si bien la Reine des Muses. Elle peut être assûrée, que nous sommes bien éloignez de
ne pas sentir, combien nous avons perdu, en perdant une si agréable société.

J’oubliois de vous dire, que, quand Mr Polier aura reçû les Exemplaires de Mon
Oraison Inaugurale, dont on ne lui a envoyé que peu, parce que l’on n’avoit pas eu le
tems d’en recevoir davantage d’ici; je le prie d’en envoyer un à Mr Sinner, à qui je
le promets aujourdhui. Je remplacerai cela à la prémiére occasion, & j’enverrai des Exempl. pour
plusieurs autres personnes, surtout de l’Academie. Je suis toûjours, autant qu’on peut l’être,

Monsieur Vôtre très-humble & très
obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur
Suisse
Monsieur De Crousaz Professeur
en Philos. & en Mathematiques
A Lausanne


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 15 janvier 1718, cote BCUL Fonds Jean-Pierre de Crousaz, IS 2024/XIV/7. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/785/, version du 20.06.2016.
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