Transcription

Charrière de Sévery, Wilhelm de, Lettre à Angletine de Charrière de Sévery, Uckfield, 11 novembre 1787-12 novembre 1787

Ukfield le 11 Novembre 1787. 

J'avois ecrit dans ma derniere lettre que la premiere que j'ecrirois
seroit pour ma chere Minon, quoique ce soit toujours la même chose
que j'ecrive a l'uniqueMa Mere a mon Pere a ma soeur. Notre amitié ne fait qu'un
tout, et ce tout est un faisseau que je defie a toutes les puissances de rompre
Permettés mes chers amis, mes chers soutiens que quoique je Vous l'ai deja
repetté mille fois, je Vous dise encore combien je Vous aime c'est une si grande
douçeur pour moi que je voudrois Vous le repeter continuellement. Je suis
si aise que Vous vous portiés bien si je Vous scavois indispossés, je ne vivrai
pas. je Vous demande la grace de Vous menager, Votre lettre ma inquieté
parceque Vous dites que Vous menès une vie fatiguante. Mon Dieu ayès soin
de Vous ayès soin de mon Pere; je Vous promets de me menager bien de mon
coté aussi pour ne pas Vous inquieter. Je Vous ai ecrit il y a huit jours et je
veux Vous faire les details de ce qui m'est arrivé cette semaine, le Lundy se
passa come les autres jours fort agrèablement Mardy matin a mon grand
regret il fallut embaler pour joindre ma demeure, cela me refroidit un
peu le coeur il me sembloit en voyant Monsieur Gibbon vous voir et Vous entendre
et après une quinzaine de jours passés dans l'amertume des sentimens les
plus cuisants j'avois joui d'un peu de calme au chateau de Schefield , calme
que l'on ne sent pas lorsqu'on y est accoutumé mais qui est un beaume
inexprimable après des souffrances du coeur. Enfin Mardi matin les
chevaux de Mylords  emenent mon bagage, je monte a cheval avec lui
et je dis Adieu des yeux au Chateau de Schefield après avoir remercié
mylady et tout le monde, fait mes adieux a M. Gibbon, je fis une visitte a
une Dame du voisinage ou Mylord me conduisit, ensuite j'arrive ici Mylord
eut la bonté de visiter tout ce qui avoit raport a moi, il resta une heure et
demi ensuite il partit. Me voila avec Mad. Clarke  et sa fille, car cette Dame
ny est pas ny le fils de Mad. Clarke. le Domestique de M. Gibbon Käplen 
etoit venu avec nous pour m'aider un peu les premiers jours, il etoit 3 h.
nous dinames, je voulu dire quelque chose, et je fus arreté car Mad.
Clarke ni sa fille ne savent un mot de françois j'en fus déjà un peu
abatu, le soir je fus obligé de faire un Vhist , Mad. Clarke ayant prié deux
Messieurs par bonté; car s'est reellement la meilleure feme du monde
Enfin que Vous diraije mes chers Parens une sombre melancolie ou plutot
un desespoir noir s'etoit emparé de moi, je le vainquis au comencement, je n'avait
de douceur que de parler a Käplen qui voyoit ma detresse et qui y prenoit part.
<1v> Cela alla toujours en augmentant jusqu'a Vendredy matin; en n'ayant presque
point dormi les deux nuits precedentes il me fut impossible de rester, il
m'avoient fait promettre a Schefield place de les venir voir au plutot
je demandai une chaise de poste, (c'est la maniere d'aller, ou a pied, et il faisoit
fort mauvais tems) je m'habille et je monte dedans plus mort que vif avec
Käplen. abimé dans des reflexions que je ne pouvois vaincre a moitie chemin
je trouve Mylady et Mr Gibbon qui venoit me voir et qui avoit cassé le
timon de la voiture dans les mauvais chemins, ils en avoit envoyé rechercher
un autre a Schefield pour continuër, mais lorsqu'il me vinrent ils resolurent
de revenir, et il me forcerent de continuer et de les aller attendre a Schefield
Käplen etoit reste avec eux, Mylady s'etoit tout desuite apperçu de tout
loin de mon changement (efectivement j'etois fort changé mais je suis mieux)
ils questionerent beaucoup Käplen, et Mylady y prenoit un
interet bien vif, Mr Gibbon aussi mais il est plus ferme, il s'etoit bien
attendu que je souffrirois un peu, mais il ne croyoit pas que ce fut
autant, J'arrivai au chateau, mais ce n'etoit plus avec les sentimens
que jy avois eprouvé quelques jours auparavant, j'avois un quantité
de sentimens dèsagreables qui a chaque pulsassion me donoit un
coup au coeur, je reclamois la tranquilité que jy avois trouvée et elle
etoit loin de moi. Enfin Mylady et M. G. arriverent, et quelques tems après
j'eus une longue conversation seul avec Mr Gibbon, et je lui dis, que come
il avoit eu la Grace de me temoigner les bontés d'un Pere je le priois
instament en cette qualité d'avoir ègard a mes foiblesses, je lui fis la
peinture exacte de tous mes sentimens, en lui demandant mille
pardon de le faire, il me repondit que je devrois lui faire des excuses
au cas que je ne l'eus pas fait, il raisona avec moi come un ami me
dona des consolations, il m'inspira du courage, il me dit qu'il s'etoit
bien attendu que je serois triste mais qu'il esperoit que je vaincrois
ces premiers mouvements, que je ne pouvois parvenir a tous les
plaisirs que lui Mylord et Mylady me promettoient dans peu de
tems que par ce moyen, qu'il sentoit lui même qu'il etoit bien dur
mais qu'il n'en etoit que plus eficace il me fit beaucoup d'amitié
Mylady ensuite me parla tout le jours come l'auroit pu faire ma mere
elle me donna toutes les consolations qu'elle put imaginer elle me dit
<2r> que je n'avois qu'a venir la voir toutes les fois que cela me feroit plaisir qu'elle
me garderoit bien dans la maison; pour moi, et pour elle (puisqu'elle avoit
pris de l'attachement pour moi) mais que cela m'empecheroit d'apprendre
l'Anglois et par conseq. d'aller a Londres cet hiver avec eux elle ma dit
Nous recompensserons cet hiver les tems desagreables que Vous passerès, je
voyois que ces yeux se fixoient sur moi avec amitié, quelquefois même les
larmes lui sont venuës aux yeux, je lui ai rendu des actions de graces pr
ses bontes je lui ai demandé pardon de ma foiblesse. elle entroit dans toutes
mes raisons, enfin elle ma comblé de bontés, elle ma dit que je portois bien
sur mon visage l'empreinte de ce qui se passoit dans mon coeur, le jour
se passa fort agreablement pr moi si l'idée de revenir ici n'etoit pas
venuë troubler a chaque minute mon repos. Come l'on dine a 5 h. au
chateau il est senssé lorsqu'on y dine qu'on y soupe, tout le jour on me
combla d'amitiés. La nuit je dormis fort peu le lendemain Mylady
causa encore longtems avec moi, elle m'a fait promettre de ne pas Vous
ecrire durant ces premiers momens mais Vous savès que mes moindres
penssées sont pour Vous; et ce serait pour moi un remord affreux que de Vous
rien cacher. Je resolus de partir de Schefield a mydy quoiqu'il m'en couta et de revenir
ici quoique cela me fit horeur, et je demandai des chevaux pr mydy (il y a 6 m. angl.
d'ici a Schefield). Mylady me dona les comedies de Tessier  a lire en françois pr le
comencement elle me dona beaucoup de musique, et je reçevrai mecredy un
forte piano de Londres, qui reviendra seulement a 6 L. de Suisses par mois
ce qui est exessivement peu pr ce pays. Enfin je voyois qu'elle auroit doné tout
au monde pr me distraire, Mylord et Mylady vouloient que je restasse encore
jusqu'a Lundy et m'en presserent beaucoup; mais Mr Gibbon me conseilla
de partir; et je voulus suivre son conseil, parceque tout de même le moment
de repartir seroit revenu bien vite, et j'aimois mieux avoir devant moi le
plaisir de revenir, Käplen etoit repartit pr Londres le matin. Enfin
le Domestiques vint me dire que les chevaux etoient la ce fut pr moi un
moment terrible, jetois alors dans la bibliotheque avec Mylady et Mr
Gibbon, il le falloit ils vinrent m'accompagner jusqu'a la porte, Mylady
me dit Adieu, je lui pris la main et je la lui baisai, je crois que cela
la toucha car elle se retourna come quelqu'un qui est fort touché, et elle
rentra pr que je ne vis pas qu'elle etoit emuë, j'allai dire Adieu a Mylord
<2v> ensuite a Mons. Hamilton  qui etoit au lit pr la goutte, puis je me mets dans
la chaise et Adieu. Vous jugès que je souffris beaucoup, mais j'eus un
peu de plaisir de fair l'effort de ne pas rester le pouvant. J'arrivai ici
bien foible, a 2 h. et un peu après je me sentis du mal aise, et des envies
de vomir, Mad. Clarke eut pr moi tous les soins imaginables, come pr son
enfant, (c'est une exelente feme) je bus beaucoup d'eau tiede, mais rien ne
vint enfin après deux heures je fus mieux et j'eus moins froid, Mad.
Clarke vouloit absolument envoyer chercher le medeçin de Mylord et
envoyer a Schefield mais je my opposai, pr le medeçin vint le soir et
j'etois mieux, il ne me trouva point de fievre, et me dit que cetoit
surement embaras d'estomach. il me dit de prendre une croute au
vin, et me promit du someil, effectivement il faloit qu'il y eut du Phisique
car l'etat de mon ame n'etoit pas naturel, je n'ai jamais eprouvé une
pareille detresse j'espere qu'apresent que je suis un peu mieux cela ne
reviendra plus si fort et que c'est le tribut que j'ai payé au changement de
climat de. je n'avois rien mangé je pris ma croute au vin et je m'allai
coucher. Mad. C. m'avoit fait chauffer le lit, j'ai beaucoup mieux dormi
et ce matin Mad. C. ma apporté Votre lettre  dans mon lit, jugès quand
je vois Votre ecriture chere Mere come le coeur me bat, quel plaisir
j'ai a recevoir de Vos nouvelles, j'ai relu Votre chere lettre plusieurs fois
j'espere que dans ce moment Vous aves ma lettre de St. Omer
et de Calais, mais ne soyès jamais inquiets, les vents sont si douteux
dans cette saison, je Voudrois Vous faire des amitiés je voudrois pouvoir
Vous envoyer mon coeur pour que Vous puissiés voir come Vous y etes chers
Parens chers amis; apropos doné moi des nouvelles de Babelle; des que
je serai plus tranquille j'ecrirai a tous mes amis. J'ai peu mangé a diner
j'ai comencé ma lettre ce matin je la continuë après diné, je ne Vous ai
parlé que de moi et je n'ai pas encore repondu a tous les details de Vos exelentes
lettres. j'ai cru Vous faire plaisir de Vous ecrire premierement cela
Mr Gibbon part dans huit jours pr Londres ensuite pr Bath il sera
de retour le quinze du mois prochain, Des qu'il sera parti M. et
Mylady partiront pour faire une visitte a un chateau a 25 m.
de chès eux et ils me prendront avec eux du son scu de M. Gibbon, jirai les
voir bien souvent, je suis bien heureux qu'ils s'interessent a moi, j'espere
que le tems passera vite, le moment de mon retour dans Vos bras sera
<3r> pr moi le bonheur suprême, je fais des phrases en Anglois tant que je
puis, persone ne me comprend lorsque je dis un mot de françois et
je suis obligé de demander les moindres choses en Anglois. Mylord
Schefield qui est d'une bonté sans egale cherche partout un cheval
pr moi, parceque c'est la maniere dont jirai les voir, il ma fait
obtenir une permission pr chasser. Pendant que j'etois encore au
Chateau Lundy passé je fus a la chasse le matin avec un chasseur
et cinq epagneuls, je vis 3 compagnies de Perdrix, deux ou trois
fessans deux lievres, je tirai trois coups, mais je ne tuai rien. come
je suis a 6 m. de Schefield je ne pourai chasser bien souvent, mais
pourvu que j'aie l'esprit un peu plus au repos, et que je puisse
apprendre l'Anglois pr pouvoir Vous revoir plutot. je suis content
j'ai pris aujourd'hui une des poudres de creme de tartre que
Vous eutes chere Mere la bonté de me doner avant que de partir
j'espere que cela me fera du bien, je ne suis pas malade au
moins, ne Vous inquietés pas, il n'en faut rien ècrire a Monsieur
Gibbon, si je sentois que le climat d'Angleterre me fut totalement
contraire (ce que je ne crois pas et ce qui est rare) je ne balancerois
pas de partir. Je suis ici dans la province de Sussex a lacune m.
de Brithelmstone  qui est au bord de la mer et a 45 ou 48 m. de
Londres, ainsi Vous pouvés voir sur la carte l'endroit ou je suis.

Tu auras la bonté ma chere Minon de mon coeur de faire bien des amities
a Babelle, je t'adresse cette lettre, tu la liras a Mon Pere et a
Ma Mere, et tu leur fera pr moi toutes les amities imaginables
ayes soin deux, pour toi et pour moi, combien tu es heureuse d'etre
auprès d'eux, de les voir, qu'elle joie n'auraije pas si je pouvois
aussi te dire de bouche toute l'etenduë de ma tendresse pr toi
je te reverrai au printems, je prie tous les jours le tems de couler
rapidement et de me rendre a ma soeur, je te quitte pr un
moment et je rep remplirai le derriere de cette feuille pr repondre
aux deux lettres de mon exelente Mere. Lundy 12. Il y a aujourd'hui un
mois chere Angletine que je me separai de toi, que je te dis adieu, combien ce mois m'a
paru long, et pourquoi est il quelquefois necessaire de se separer de tout ce qu'on a de plus
cher, je ne conois rien de si dur que l'absence, que j'aurai une fois de douceur a te
comter ce que j'ai soufert, il semble que le tems s'arrete lorsque l'on a de peines et il s'envolle
<3v> dans la tranquilité. je t'ai quittée hier au soir et je recomence aujourd'hui, j'ai eté un peu
plus tranquille hier, j'ai reçu un petit billet de Mr Gibbon qui me marque qu'il veut me
venir voir aujourd'hui ou demain avec Mylady, j'ai bien dormi, et aujourd'hui je ne sais
pourquoi mais je suis plus triste que hier. Enfin le tems emporte nos peines come nos plaisirs
j'avois comencé une lettre pour toi dans le tems de ma plus forte tristesse mais je ne te
l'envoie pas je veux la garder et te la montrer moi même, elle te feroit de la peine.
Ma chere Mere m'ecrit mille petit details ils sont si precieux, Quel plaisir Mad. de
Marsens aura eprouvé de voir le Margrave , quel plaisir j'aurai de te revoir car
tout ce que je vois et tout ce que j'entends je le raporte a toi, et a la maison. Je
suis bien sur que plusieurs jeunes gens souhaiteroient etre a ma place, et que
Benjamin en est jaloux , mais il ny a cependant des epines dans mon voyage et ce
n'est pas tout des roses, si l'on te demande ce que je fais, ou a mon Pere ou a ma Mere il
faut dire que j'apprends l'Anglois, Mylady ma parlé de ma Mere come si elle la
conoissoit, elle veut venir en Suisse. Ah! ma chere Angletine, lorsque je me ressouviens
que je croyois et que je disois, que les voyageurs etoient heureux je me trompois bien
je me suis vu dans des auberges come jy voyois les etrangers a Lausane, et j'ai
trouvé qu'on n'est nulle part mieux que dans la maison paternelle, la moitié
des voyageurs fuient l'enui; et cependant il les suit. Voici quelques mots d'Anglois que
Mad. Clarke a ecrit pour ma mere et que je transcris. Vhen you write to
your Father or Mother present my compliments to them et tell them
that y am sorry I cannot macke England at first so agréeable as I
wish, but assure them I will be verry attentive to their Dear Son!
et shew him a Mothers respect.
Un cheveux de Rolle qui me parleroit
de Vous me transporteroit de joie, Mes amities a la Grele , ce n'est pas
precisement elle que je regrette, et cependant j'eprouverois bien du plaisir
de la voir parcequ'elle a raport a Vous. Cette vendange de Palaire c'est moi qui
devoit la faire, ce sera l'anée prochaine, je suis bien charmé que le marché
du vin ne soit pas si mauvais, pour Vous et pr Monard. fais lui chere Minette
mille amitiés de même qu'a tous nos Domestiques, ne moublie pas pour
Babelle, Embrasse Lisette en qualité de ma soeur, Je te suplie encore aye
soin de Mon Pere et de ma Mere, de leur santé; je me ressouviens
a tout moment de mille circonstances de toi et de la maison, de notre
sejour de Mex , du voyage de Geneve, nous renouvellerons tous ces heureux
tems et je sens mon coeur qui volle vers Vous. Adieu très chere soeur adieu
chers Parens, Ecris moi aussi, les lettres de ma Mere, les tienes, et ceux
que mon Pere voudra m'ecrire c'est mon seul plaisir, Adieu
encore une fois ma tendresse pour toi ne finira qu'avec moi.
Il me semble toujours ne Vous avoir point fait d'amities imaginès
en, que Vos coeurs Vous en dicte de plus tendres et ce sera l'image du mien.

Vilhelm

Etendue
intégrale
Citer comme
Charrière de Sévery, Wilhelm de, Lettre à Angletine de Charrière de Sévery, Uckfield, 11 novembre 1787-12 novembre 1787, cote ACV P Charrière de Sévery B 104/2604. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/773/, version du 17.08.2017.
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