Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 05 août 1783

Petersbourg le 5e Aoùt 1783

Mon bon ami! Les Lettres que vous avés reçuës de moi vous aurront dit avec
quelle Impatiençe j'attendois votre Lettre: Enfin je l'ai reçuë, et elle m'a
attendri jusques aux Larmes par la Peinture que vous m'avés faitte de
vos Peines et de vos Souffrançes, tant de Corps que d'Ame. J'aime à
penser que si j'avois été auprès de vous, j'aurrois contribué à les rendre moins
amêres, et qu'étant partagées par votre ami, elles aurroient eû des Suittes
moins funestes pour votre Santé et pour vôtre Repos. 1 mot biffure Connoissant
vôtre Sensibilité et votre attachement pour vos Proches j'ai craint çe que
vous avés éprouvé, et je me suis plaint bien souvent de ma mauvaise Etoile
qui m'éloigne de mes amis au moment ou ils ont le plus grand besoin de
moi. J'espére qu'actuëllement vous êtes de retour des Bains, mieux portant de
Corps et plus tranquille, et que vous m'en ferés part. ç'est le plus grand Plaisir
dont je jouïsse que çelui de reçevoir vos Lettres. quand on connoit l'amitié,
quand on l'estime çe qu'elle vaut, coment  pourroit-on se passer des Sentimens
qu'elle procure? J'en jouïs je vous assure mon bon ami! peut être plus
depuis que je suis 1 mot biffure convaincû qu'elle est de tous les Biens, celui dont
les Homes puissans ne peuvent dépouïller le foîble qui est honête, et
je suis bien plus à mon aise, lorsque comptant mes amis, et me rapellant
combien j'en suis aimé, je vois qu'il n'est aucun Pouvoir qui puisse
m'enlever leur Estime et leur attachement, et que leur amitié est indépendante
de l'Etat de ma fortune. Si j'étois malheureux, me dis je souvent,
et qui peut répondre de la fortune? ils seroient toujours les mêmes, ils
m'aimeroient toujours, ils me consoleroient, ils me soutiendroient, et je ne
trouverois ni leur Coeur, ni leur Bourse fermées pour moi: qu'ai je donc à
craindre? Mon bon ami! voilà mes Sentimens et çe sont les vôtres, çe
sont ceux de Monod, dont je voudrois faire votre ami, pour le Bien de
tous les trois. Je pense qu'étant accoutumé aux affaires de Comptes
et de Droit, ils pourroitent vous être utile dans çe moment et je ne doute
nullement qu'il ne s'en fasse un Plaisir. Il a un Coeur, une ame
et des Sentimens dignes des vôtres, et une fois que vous l'aurrés bien connû
vous l'aimerés autant que moi. ne manqués pas mon bon ami! de me dire
si j'ai réüssi dans mes Souhaits: en pensant que nous formerons un Trio
d'Amitié inséparâble je ne me sens pas d'aise et de Plaisir. ouï il faut
que vous soïés amis.

 Je me hâte mon cher ami! de vous dire, que Milord m'a fait l'Honeur
de m'écrire une Lettre fort honête... Il me dit expressement çe çi... "Je ne
suis pas surpris que vous doniés la Préférençe à un Endroit qui vous est
si bien conû et je ne peux pas être fâché quand je réfléchis qu'une Préfé=
rençe de la même Espéçe de mon ami defunt le pauvre De Polier, à rester
<1v> avec moi, m'a donné tant de Plaisir: c'est aimâble d'etre attaché à des Gens
qui vous ont montré leur amitié. Je vous souhaite tous les Bonheurs du monde et &c."
Si vous avés quelque occasion mon bon ami! je vous prie de lui en témoigner
ma Reconoissançe: si je ne le fais pas pour le remercier, c'est de peur d'être indis=
cret. Il n'est pas douteux mon bon ami! que j'aurrois regretté plus d'une fois çe
Païs, surtout l'ayant quitté avant d'y avoir passé un mois, et de l'avoir mieux conû,
et que étant absent je me serois peint les objets sous un point de vuë jusqu'à la fin de la ligne biffure
beaucoup plus favorâble qu'aujourd'hui: aïant des Regrêts, parconséquent je n'aur=
rois pas été content; dumoins pendant quelque tems; ainsi à tout prendre, ne
fut çe que par çette seule Considération je crois m'être décidé jusqu'à la fin de la ligne biffure
prudement, et actuëllement que vous mon bon ami, mes Parens, tous ceux qui me
veullent du bien, sont du même avis, me voilà en repos, car je vous l'avouërai,
je craignois 3 mots biffure d'être blâmé, mais je n'ai jamais craint pour
moi même.

Quoique je ne sois pas encore établi et en fonction, je sçais pourtant quelque
çhose au sujet de ma Situation économique. Je serai donc au plutôt bien
logé, nourri, chauffé, éclairé, voituré, servi, blanchi, &c. et on me donne pour
le començement 1500 Roubles par an, ç'estadire 5000 £ de françe; L'appointement dattera
du Jour où j'ai acçepté çe que l'on m'offrit, et j'ai touché déja la 1ere année 1 mot biffure
d'avançe. Si je remplis mes fonctions convenâblement mon Sort est assurré d'une
maniére irrévocable: on fera pour çeux qui seront avec les fils, çe que l'on à fait
avec çeux qui étoient auprès du Pére; or ce que l'on à fait pour eux est çertaine=
ment beaucoup à tous égards. Je ne suis point encore au fait de toutes mes
fonctions, mais çelà ne tardera pas bien longtems et je m'en impatiente, parçe=
que j'aimerois mettre la main à l'oeuvre. J'ignore aussi quelle Influençe
je pourrai avoir: Probablement aucune dans les Començemens mais j'en espère
depuis le début de la ligne biffure mais j'espére
en acquerir dans la Suitte, et vous devés croire que j'y compte surement
si vous réfléchissés aux motifs qui m'ont engagé à demeurer. S'il plait
à dieu je ne végéterai point: plutôt que de végéter je renonçerois à tout,
le monde est vaste, et il n'y manque jamais de Ressourçes pour l'Home
intégre qui veut les chercher. Envieux d'etre utile, et de mériter un peu
de Gloire par mes Travaux, mais n'étant ni avide d'Honneurs, ou d'argent,
je tâçherai de parvenir à mon But en Home vertueux, jusqu'à la fin de la ligne biffure
en Home qui veut être estimé. Si cette Espéce d'Ambition étoit une Chimére, eh! bien
qu'en arriveroit-il? J'aurrois fait mon Devoir, j'aurrois acquis de l'Expériençe, et
il n'y à personne qui pût m'en faire rougir. 1 mot biffure S'il m'est possible
de vivre içi sans Rang çivil ou militaire je le préférerai: Cette maniére de distin=
guer les Homes 2-3 mots biffure fait qu'on mesure trop le mérite d'un Home suivant son
Rang. Montesquieu étoit président à mortier, mais il y à 500 présidens
à mortier, il y en à eu peutêtre déja 10000 et combien y a t-il eû de Montesquieu?
on à oublié l'office pour parler de l'Home. Rousseau qui n'étoit rien dans l'ordre
<2r> de la Société qu'un simple Çitoïen, étoit pourtant un Génie du 1er ordre. Je suis bien
éloigné au reste de vous citer ces grands Homes pour me comparer à eux.. qu'elle folie bon Dieu?
je veux seulement vous dire que je n'aimerois pas être classifié, à moins toutes fois que çelà
ne fut indispensable. 5-6 mots biffure Je ne vous en dis pas
davantâge parce que je n'en sais pas moi même davantâge, jusques à ce que tout çelà
soit devenu public.
J'ai içi Guiguer de Prangins, qui a été assez malheureux pr manquer De Ribeaupierre:
Nous vivons tout le Jour ensemble et je vois avec peine arriver le moment
de son Départ: je le prierai de vous voir; çe sera probâblement au mois de fevrier
ou de mars, parçequ'il va auparavant en Italie.
Mes occupations sont le Russe qui est très difficile, je range ensuitte mes Idées
sur un Sujet Je m'occupe beaucoup du Russe qui est fort diffiçile: Je lis
j'écris, je dessine et je me proméne. Dans mes momens de Loisir je range en ordre
mes Idées sur un ançien Sujet de Méditation que j'ai retrouvé dans parmi mes Papiers:
j'ignore çe qui en aviendra: je çherçhe la Vérité sur un Sujet bien important puisqu'il
s'agit de la Soçiété, et dussai je n'en faire part à personne, ç'est une Recherche qui
m'intéresse trop pour la négliger. Je vois aussi le monde, mais je ne m'y livre
que très peu: Je ne jouë point par plusieurs raisons, je danse peu et presque sans
plaisir, et il y a peu de Ressourçes dans les Conversations générales. J'aimerois mieux
de petites Cotteries, mais çe n'est pas le Ton; ainsi je préfére souvent (et le plus que
je peux) la Solitude et les Occupations auxquelles je m'y livre, à l'Ennuï 1 mot dommage fas=
tidieux de ces grandes assemblées où l'on va à 8 heures et dont on se retire 2 mots dommage: pas avant?
2 heures du matin: je suis même déterminé, aussitôt que je serai établi là 2 mots dommage: comme je?
dois l'être, à n'aller plus que dans çertaines Maisons et seulemt pour la Déçençe. 2 ou 3
Homes étrangers, Suisse et allemands, Gens de mérite sont çeux que je vois le plus souvent, mon Plan est
de me faire une Soçiété d'Elite et de m'y tenir pour jouïr de la vie; çe sera un
Contre poison contre le Gd monde parmi lequel je serai obligé de me trouver souvent. Je regrette
chaque Jour davantâge les petites Soirées de Me votre Epouse, et les Personnes qui
les compôsoient.. du moins on y parloit raison, on y plaisantoit, on y causoit sans Gêne,
et sans Défiançe, et l'on n'y jouoit pas.

Il y à 6 Semaines que je me suis apperçû
d'un Goût un peu trop vif pour une Personne jeune, jolie, aimâble, assez riche et d'une
haute Naissançe. Je ne sçais coment sans lui avoir jamais rien dit qui put toucher
à la tendresse, je m'étois laissé entraîner. Nonseulement je n'ai eû pour elle que des attentions
et des Soins, mais je ne lui ai jamais rien dit qui pût lui faire croire que je l'aimais, et je suis
bien assuré qu'elle l'ignore (quoiqu'elle me veuïlle du Bien), qu'elle l'ignore. Heureusement
je la vois rarement, et depuis que l'on m'a fait apperçevoir que j'avois pour elle plus
que de simples attentions, je me suis abstenû de tous les Lieux ou j'aurrois pû la rencon=
trer, ainsi j'espére que çe feu n'aurra pas de Suittes. avec ma facon de penser et mes occupa=
tions çe seroit une folie de penser à un Etablissement, mais j'ai un tel besoin d'aimer, depuis
la malheureuse Inclination que j'ai euë, que çelà me donne souvent des Inquiétudes et de mauvais
momens. Mr de Lanskoÿ vous fait mille complimens: le cadet est parti pour son Régiment
qui est dans à Jenicole dans la Crimée nouvelle Province de l'Empire. De Ribeaupierre est
toujours absent. je demeure chez lui, ce qui est pr moi d'une grande Ressourçe. Son Beaufrère
et son Cousin sont arrivés avec fuslin: ils m'ont donné de vos nouvelles qui m'ont fait bien du plai=
sir parçe qu'ils vous avoient vû. Ils vous font mille Complimens. Fuslin est plaçé come Secretaire
chez le Feldmaréchal Comte Rasoumofsky; ç'est un de nos Compatriotes excellent Home Mr De=
Saugi de moudon, plaçé içi qui lui a procuré çet Employ.

<2v> L'Eté a été fort laid. Il a gelé un peu dans les Bois il y à 3 Jours, cependant le Soleïl ne se couche
encore qu'après 8 heures. Jouïssés mon bon ami de vos beaux Païsâges, içi on ne voit rien qu'on approche.
Mille remerciemens pour vos Comissions.. Mais à propos mon bon ami! je suis votre Débiteur, marqués
moi je vous prie de combien préçisément, je crois que ç'est 18 ou 20 Louïs, je vous les ferai païer
sinon tout de suitte du moins dans quelque tems, car il faut de l'ordre en toutes choses. J'adresserai
à La Combe l'argent dés que le Comte me l'aurra remis, je n'ai pu le voir parce qu'il étoit en Campagne.
Mille et mille choses à Me votre Epouse, à Mes vos Soeurs, à Mes vos Tantes, dans votre maison. Est-il vrai
que Samuël est Capitaine de Husards? Guiguer m’a dit que d’Orzan étoit capitaine aux
Gardes avec une Compagnie; je pense que nos Mrs en aurront crevé d’Envie. faites mes Complimens
à d’Eyverdun; il aurroit bien dû empêcher Bridel d’imprimer indistinctement toutes ses Piéçes de
Poësie: je n’aime pas l’amour propre de çelui çi; ses notes seroient a peine pardonables à un poëte
couroné, et un débutant doit être modeste. J’ai prié Monod de vous communiquer ma Lettre, parce qu’elle
est un peu plus longue que çelle çi. Adieu mon cher et bon ami, je vous ai écrit une enorme
Lettre, mais j’espère qu’elle ne vous fatiguera pas, aimés moi et contés sur mon attachement
éternel. Ecrivés moi mon bon ami! j’ai plus besoin que jamais de mes amis, oubliés la Distançe, et
qu’elle ne vous rebute pas.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Polier de Loÿs çidevant
officier au Service de françe dans
le Régiment Suisse d'Erlach &c.
A Lausanne
en Suisse


Note

  Public

Cette transcription a été établie dans le cadre du projet La Harpe et la Russie (1783-1795).

Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 05 août 1783, cote ACV P René Monod 488. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/626/, version du 29.05.2019.
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