Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 29 mars 1783

Petersbourg le 29e Mars 1783

Mon cher et bon ami! Je vous écris à toute hâte, et c'est pour
vous donner une nouvelle qui vous déplaira beaucoup. Je sçais que
vous allés me blâmer, je sçais que je vous cause de nouveaux Embar=
ras, je prévois que vous vous plaindrés de moi, cependant mon bon ami!
je ne suis pas le maitre d'agir différement. Pendant 3 Semaines j'ai
résisté à tout ce que l'on m'a offert pour me retenir ici: mes Prépara=
tifs de Départ étoient même presque finis je comptois partir hier malgré
les Chemins affreux, les Rivières débordées &c, mais au moment pour ainsi
dire ou j'allois partir, j'ai été obligé de demeurer, et de prendre une
Détermination toute contraire à çelle que j'avois prise ci devant. 1 mot biffure
Si j'étois le maître de vous écrire aujourd hui les Raisons détaïllées
qui ont opéré ce Changement, vous jugeriés sans contredit, que si j'ai
dû préférer jusques à ce Jour la Plaçe avantageuse que vous m'offriés
en Irlande, j'ai dû parcontre lui préférer, étant sur les Lieux, l'Equi=
vallent qu'on m'a procuré ici, et qui est peut etre plus analogue
au Genre d'Etudes que j'ai cultivé, et à l'Emulation dont je fais
Profession. 2-3 mots biffure Le Parti qui m'a été offert, ne
tient ni au Militaire, ni aux Bureaux; c'est tout çe que je puis
vous en dire dans çe moment; j'attends d'en savoir tous les Détaïls
pr vous en faire part, parçe qu'aujourdhui, en vous en disant trop
peu, çe seroit vous expôser à en porter des Jugemens erronés et dont la
Conséquençe ne seroit pas en ma faveur.

Les Recomandations de mes bons Protecteurs, les Rélations que l'on a euës de
mon Caractére et de mes Conoissançes, 3 mots biffure m'ont vallû la
plus flatteuse Confiançe, et je m'en serois rendû absolument indigne
si je n'y avois pas répondû. Je vous prie donc mon cher et bon
ami, de me pardonner, si après vous avoir écrit bien Sinçêrement que
je partirois, je vous écris aujourd'hui tout le Contraire, et nonseulement
je vous en prie 1 mot biffure mon bon ami et toute vôtre Famille, mais je vou=
drois aussi qu'en en faisant part à Milord, vous lui témoigniés com=
bien j'ai été sensible à ses Proçédés pour moi, et mes Regrêts 1 mot biffure
de n'avoir pû y répondre come je l'aurrois désiré. 2 mots biffure
Beaucoup de Personnes critiqueront ma Résolution dans nôtre Païs:
J'y serai traité de fou, d'extravagant, et peutêtre de pis, mais je
suis assurré mon bon ami que vous ne serés pas du nombre. et que
vous me rendrés la Justiçe de penser, que je n'ai surement pas
<1v> pris mon Parti à la légère... Je suis sur les Lieux, j'y ai des Compatriotes, des
amis: j'ai eû certainement par eux toutes les Conoissançes néçessaires pr
établir une Comparaison, et je suis assurré de leur Désintéressement, de leur
Zèle, et de leur bonne Volonté, or çe n'est qu'après 1 mot biffure m'être aidé de tout celà,
que j'ai pris mon Parti. Sans doute je puis m'être trompé, car qui répond de
la fortune? mais il me suffit de m'être mis en état de ne jamais
craindre ses Caprices, et de ne jamais regretter n'avoir point de Regrêts de ce que
je viens de faire! Je sçais que cette Déesse est trompeuse, mais je sçais aussi
que l'Home Sâge ne se laisse ni entrainer, ni abattre par elle, et quoi=
que je n'aïe pas encore acquis le Droit de dire avec Horace Si fractus
illabatur orbis impavidum ferient ruinae
, chaque Jour je fais 1 mot biffure
3 mots biffure au moins mes Efforts pour être prêt dans l'occasion à le dire après
lui. Si je pouvois vous entretenir plus en détaïl, je suis bien assurré
que vous seriés convaincû, mais je crains pr les Raisonnemens de tant
de Personnes qui veullent juger de ce païs par ce qui s'y est passé il
y à 40 ans, et qui pensent que l'on est aussi barbare sur les Bords
de la Neva qu'on l'étoit il y à un Siécle parmi nous. Quoi diront-elles
3-4 mots biffure Vous me pardonnerés mon bon ami, si je vous dis, que
Mrs Reverdil et Falkenskiold peuvent se tromper. J'estime et aime infiniment
le premier, mais il n'est pas sur les Lieux et il est trop raisonable pr voulloir
déçider de si loin: quant au 2d qui est sans contredit un Home de mérite, je
3 mots biffure les Circonstançes dans lesquelles il se trouve, doivent l'avoir porté
à médire des jusqu'à la fin de la ligne biffure
1 ligne biffure
depuis le début de la ligne biffure Paÿs du nord: je tiens pourtant
un grand Compte à tous les deux de l'Intérêt qu'ils m'ont témoigné pour moi.
La grâce que je vous demande cher et bon ami! est donc de suspendre vôtre
Jugement sur ce que j'ai fait jusques à ce que je vous aïe plus complette=
ment édifié, et vous ne tarderés surement pas à l'être dans peu, alors
surement vous serés convaincû que je nai ni pü, ni dû refuser çe qui
m'étoit offert, et vous m'en témoignerés votre Contentement qui augmentera
de beaucoup çelui que je ressens déjà. La seule objection qui 1 mot biffure
m'inquiette, est l'Eloignement de tous ceux que j'aime, et le Tems
qui s'écoulera jusques à ce que je puisse vous embrasser, et vous dire
tant et tant de Choses: j'avouë même que cette Idée m'affecte
au delà de tout ce que je puis vous exprimer, et qu'elle est la
seule chose qui 1 mot biffure trouble ma Satisfaction présente.

<2r> Ne m'accusés donc pas cher et bon ami! de voulloir m'éloigner de vous, de
gaieté de Coeur... Ah si vous me mettés aux Prises avec mon Coeur, que
deviendra ma Philosophie? ou retrouverai je ma fermeté? Ne me
troublés pas de Grâce par de pareïl Soupçons qui me déchireroient sans
vous procurer aucune Jouïssançe. Me croiriés vous capable de renonçer pr jamais
d'oublier seulement, ce qui a fait si longtems mes Déliçes, et parçeque
je vais habiter les Environs du Pôle penseriés vous que mon Coeur dût
se glâçer. Mon bon ami! Si j'oubliois jamais les Environs de çe beau
Lac de Genève, oublierois je mes Parens et mes amis qui en habitent
les Bords? Il n'est aucun Lieux ou mon Coeur n'ait été attaché par
quelques affections, et la Distance produit sur moi des Sensations 1 mot biffure bien
1 mot biffure contraires à çelles du comun des Homes! La sont les Parents, là
mes bons amis, là... mais que sert-il de se rapeller de vieïlles
Erreurs? et vous me croirés capâble de Refroidissement? Ah mon cher
Polier! lorsque vous vous promenés dans les allées de Saules des Plaines de
Vidy sur les Bords de çe beau, de çe si beau Lac de Genève, pensés seulement
qu'à 800 Lieues de vous, sur les Bords de la Nêva, il éxiste un Home
qui vous porte dans son Coeur, qui vit avec vous, qui vous voit, qui
vous parle châque jour, qui vous suit dans vos Promenades, qui vous
prend avec lui dans les Siennes, et qui s'estime heureux d'être votre ami.
Oublions la Distance: pensés quil 1 mot biffure ne me faudrait que 25 Jours pourvoir courrir vous embrasser
et que j'abrégerois çe tems s'il falloit faire 800 Lieuës pour vous être
utile. L'Attachement seul que j'ai pour mes Parens, pour vous, pour
mes Amis, et pour tant de Personnes qui m'ont obligé, est çe qui m'attache
1 mot biffure au Païs que vous habités. J'ai tout fait pour que 1 mot biffure çe Païs devint
ma Patrie, mais plus j'ai voullû agir en fils, et plus 3 mots biffure il
m'a traité en marâtre: je ne me suis rebuté qu'après lui avoir fait le Sacrifiçe
de mes plus belles anées. Vous mon bon ami, qui avés été témoin de mes Travaux
de mes Succès, et de mes Traverses, vous qui savés que je la porte dans
mon Coeur cette Patrie ou j'espérois vivre et mourir en Home libre, Vous
qui m'avés vû boire la Coupe amère, triste Récompense de mon Zèle et de
mon Patriotisme et de mon Désintéressement; vous mon bon ami! me blâmeriés
vous de chercher sous le Cercle polaire, ce que j'aurrois dû trouver chez moi, de
ce qui m'y étoit dû, si l'Estime publique 1 mot biffure dont j'ai jouï a jamais été mîse au rang
des Droits? me blâmeriés vous enfin si étant acceuïlli et prévenû, je çédois à
la Reconoissançe? Non, je suis convainçu au contraire que vous serés de mon avis.
Omne Solum forti patria est: est ma Philosophie actuëlle, mais j'y ajoutte
pr correctif, que là ou est mon Coeur, là est aussi ma Patrie.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Polier de
Loÿs ci devant officier au Régiment
d'Erlach
a Lausanne
En Suisse 


Note

  Public

Cette transcription a été établie dans le cadre du projet La Harpe et la Russie (1783-1795).

Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, Saint-Pétersbourg, 29 mars 1783, cote ACV P René Monod 487. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/625/, version du 27.05.2019.
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