Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXVIII. Lecture de la dissertation de l'abbé de Saint-Réal sur la valeur (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 01 juin 1743, vol. 1, p. 326-330

XXIIX. Assemblée

Du 1er Juin 1743. Présens Messieurs D’Apples Profes=
seur, Baron DeCaussade, DuLignon, Seigneux Boursier, Seigneux
Assesseur, De St Germain Conseiller, Barnaud Ministre.

Messieurs. Ce que vous avez lu de la Dissertation de MrDiscours de Monsieur le Comte.
l’Abbé de St Real sur la Valeur, se peut reduire à ceci: car je ne veux
pas parler de l’éloge qu’il fait de l’Electeur de Bavière à qui il ad=
dresse son ouvrage.

La Valeur est une Vertu qui combat pour la Piété. D’ou il
conclut que ce n’est point avoir de la Valeur que de s’exposer à la
mort témérairement & sans nécessité.

La Vie est un bien, & un bien très précieux, c’est donc une ex=
travagance que de se priver de ce bien sans raison, et sans a=
voir rien qui nous en dédommage: ce ne peut donc être que
pour la Justice, et pour la Religion qu’on peut légitimement
consacrer sa Vie.

Un Général d’Armée doit sur tout ménager sa Vie; parce
qu’il ne peut s’exposer sans faire exposer avec lui grand nombre
de Personnes, dont la Vie lui est confiée, et qui sont très utiles à
l’Etat; et aussi parceque sa conservation étant très importante à
son Armée, il ne peut sans manquer à son Devoir la priver d’un
bien qui lui est nécessaire, et dont il est obligé de lui rendre compte.

Enfin un Général qui est en même tems Souverain doit encore
avec plus de raison conserver sa Vie; parcequ’il doit l’emploier avec
tous ses Talens, pour procurer l’avantage et le bonheur de ses Peuples,
comme de leur côté les Peuples se doivent consacrer au service
de leur Prince.

Voici, Messieurs, en abrégé ce que vous pensez là dessus.

Vous m’avez dit, Monsieur De St Germain, que la Valeur est uneSentiment A Mr De St Germain
branche du Courage; qu’on peut en avoir dans toutes les Conditions:
Qu’un Magistrat, un Citoïen, un Martyr ont de la Valeur, quand ils
s’aquittent de leur Devoir sans être retenus par la crainte des Dangers
auxquels ils s’exposent. Que dans un Homme de Guerre la Valeur
consiste à aller au devant du péril.

La Valeur, m’avez vous dit Monsieur le Professeur D’Apples, està Mr le Professeur D'Apples.
différente suivant les différens Sujets. Dans un Soldat la Valeur con=
siste à faire tout ce qu’il convient qu’un Soldat fasse pour remplir
/p. 327/ son Devoir, c’est une obéissance aux ordres qu’on lui donne, qui n’est
retenue par la crainte d’aucun Danger. Dans un Officier elle consiste
à bien diriger les opérations de sa Troupe, avec Prudence, sans être
troublé par la vue du Péril.

Vous avez défini la Valeur, Monsieur DeBochat, une Dispositionà Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
d’Esprit & de Cœur qui nous porte à remplir tout ce que notre situation
demande, aux dépends de notre Vie, Disposition qui n’a rien de fougueux
ni d’emporté, mais qui est éclairée, ensorte que nous puissions juger de
la nécessité de tout ce que nous faisons. On voit par cette Définition
que la Valeur convient à toutes sortes de Personnes.

Vous avez condanné ce que dit l’Auteur des Volontaires d’une
Armée, les appellant d’honnêtes Assassins; et vous croiez que leur vo=
cation est légitime, quand ils sont receus par le Général.

Vous m’avez appris, Monsieur l’Assesseur, qu’un Prince est obligéà Mr l'Assesseur Seigneux.
de se ménager et de ménager ses Sujets; parce que si même ses Su=
jets ne peuvent pas l’obliger à leur rendre compte de sa Conduite
il le rendra certainement à Dieu, auprès de qui, le sang qu’il aura
fait répandre sans raison, criera Vengeance.

Vous m’avez bien fait comprendre, Monsieur le Recteur, queà Mr le Recteur Polier.
la Valeur nous est nécessaire à tous; parceque nous avons tous une
guerre à soutenir contre nos Passions, qui sont pour nous des Enne=
mis infiniment dangereux; puisque si nous nous laissons vaincre
par eux, ils nous précipitent dans des malheurs sans fin.

Le mot de Valeur, selon vous, Monsieur le Bourgemaistre,à Mr le Bourguemaistre Seigneux.
se prend toujours dans un bon sens, et on entend par là une Vertu.
Vous avez ajouté que la Valeur n’a pour objet que la Guerre, et que
cette Vertu par laquelle nous soutenons les maux de la Vie sans nous
laisser abattre s’appelle Fermeté.

Vous m’avez bien fait voir, Monsieur De Caussade, que si lea Mr le Baron De Caussade.
Courage n’est pas accompagné de Prudence, quelque grand qu’il
soit, on ne peut pas lui donner le nom de Valeur, ni de Vertu, il ne
mérite que celui de témérité. Vous en avez cité pour exemple l’ac=
tion du Duc De Longueville qui lui causa la mort, de même qu’à
beaucoup de Noblesse de France.

à Mr Du Lignon.Monsieur DuLignon, vous m’avez fait remarquer que ce Dis=
cours de Mr De St Real doit être envisagé comme l’ouvrage d’un
Orateur plutot que d’un Philosophe, qu’ainsi les expressions de l’Au=
teur ne doivent pas être pressées, comme si elles avoient l’exactitude
des Ouvrages de Philosophie.

Vous avez ajouté, Monsieur le Boursier, à l’idée que ces Messieursà Mr le Boursier Seigneux.
/p. 328/ m’ont donné de la Valeur, ce Trait-ci, que la Valeur est une Fermeté
d’Ame habituelle et permanente. Un Général ne doit jamais exposer
sa Vie qu’a proportion de l’avantage qui en peut revenir à son Armée
et à sa Patrie: Qu’un Général et un Souverain doivent rendre compte
à leur Peuple de leur propre Vie, et de celle des Peuples qui leur sont con=
fiés, par une suite des engagemens qu’il y a entre le Prince et le Peu=
ple; et qu’ils en doivent aussi rendre compte à Dieu.

Quand Monsieur le Comte a eu fini son Discours, on a continuéSentiment de Mr le Ministre Barnaud.
la Lecture de la Dissertation de Mr De St Real sur la Valeur; mais comme
j’ai fait l’Abrégé de toute cette Piece en raportant ce qui s’est passé
dans la Société précédente, je n’en reparlerai point ici, me bornant
à ce qui a été dit sur ce sujet.

Quand on définit la Valeur, a dit Monsieur le Ministre Barnaud,
il faut la définir dans le sens vulgaire. La Valeur, dans le langage
ordinaire, regarde la Guerre, et les exploits militaires; dans le sens
philosophique, elle est de tous les états.

On ne dira pas, a dit Monsieur le Boursier Seigneux, qu’un MagistratSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
qu’un Pasteur qui remplit son Devoir, sans se laisser abbattre, ni dé=
tourner par les traverses, les reproches, les railleries, on n’appellera pas
cette Fermeté là, du nom de Valeur, on l’appellera plutot, Courage.
La Valeur est ce Courage qui peut faire affronter les périls sans crain=
te. Mais la Valeur telle que je viens de la dépeindre, et qui n’est pas con=
duite par la Raison est plus funeste au Genre humain, qu’elle ne lui
est avantageuse. Si Alexandre le Grand, si Jules Cesar, qui avoient cette
Valeur qui consiste simplement à affronter les périls sans crainte étoient
péris dans les Combats qu’ils ont livré, ç’auroit été un grand bien pour
le Genre humain; ils auroient bien épargné du sang. La Valeur n’est
donc pas par elle même une Vertu, mais seulement une qualité, et
une qualité de Temperament. Elle ne devient Vertu que, quand elle a
pour objet un bon but, tel que la conservation de son Etat, de son Païs,
de sa Liberté, de sa Religion, et quand elle est modérée par la Pru=
dence, ensorte qu’on ne se laisse guider que par la Raison. Mais rare=
ment l’Homme garde ce milieu qui est à l’usage du Genre humain; ou
il est timide, ou il est audacieux.

Le but d’un Ouvrage comme celui de l’Abbé de St Real, est de nous
apprendre quand nous lisons l’Histoire à apprécier les actions des grands
Hommes, et à n’en pas juger par l’éclat qui les environne. La Gloire
n’est pure, que lorsque le motif en est pur, qu’elle est conduite par la
Justice, et par la Religion. C’est de cet Ordre qu’est la Valeur et la Gloire
des Libérateurs de la Liberté de la Suisse; ils n’ont rien fait que de
/p. 329/ conforme a la Justice; ils ont bravé le péril. C’est pour cela que nous
lisons leur Histoire avec plaisir.

C’est de cette idée de Valeur mal entendue qu’est venue cette fureur
des Nations barbares de décider par des Combats singuliers leurs diffé=
rents: fureur qui n’a point été connue des Grecs, ni des Romains, ni de
toutes les Nations policées de l’Antiquité.

L’Auteur, a dit Monsieur le Professeur D’Apples, en parlant de laSentiment de Mr le Professeur D'Apples.
Valeur d’un Général, la présente sous l’idée d’un Chef qui connoit le dan=
ger, qui s’y expose lorsqu’il est nécessaire; il ne blame qu’une Valeur
poussée trop loin.

Il n’est pas permis, dit l’Auteur, de donner des marques d’une Va=
leur legitime pour attaquer, mais seulement pour se défendre. Cela
est outré; car 1° il est des Cas ou il faut attaquer pour prévenir son
Ennemi, & pour empécher qu’il ne se rende Maitre de quelque Poste, ou
de quelque Place qui lui donneroient entrée dans le Païs qu’on veut
défendre; Dans ce Cas il importe d’attaquer avec autant de vigueur
qu’on en doit avoir, quand il s’agit simplement de se défendre;
parceque une telle Action peut décider du sort d’un Païs, et rendre
inutiles tous les efforts qu’on pourroit faire dans la suite. Ainsi
s’il est permis de s’exposer pour sa défense, il est tout aussi légi=
time dans ce Cas & dans d’autres semblables de s’exposer pour at=
taquer. 2° D’ailleurs un Officier qui commence à servir ne doit
pas se jetter à la tête du danger & s’y exposer sans reflexion; mais
cependant il faut qu’il s’expose pour former sa réputation, plus
qu’un autre dont le mérite est déja connu. Dans la suite il com=
parera plus tranquillement l’utilité qu’il peut retirer de sa Valeur,
& la grandeur du Danger qu’il courra; et il suivra ce qui lui pa=
roitra le plus avantageux:

Sentiment de Mr le Conseiller DeSt Germain.Il paroit, a dit Monsieur De St Germain, que l’Auteur aprou=
ve cette Valeur extraordinaire, cet excès de Courage dans les jeunes
Gens pour établir leur Réputation. J’entre dans ces idées, et je crois
que les jeunes Gens doivent toujours commencer par s’établir, et que
dans la suite ils doivent être plus prudens. Il en est de même d’un
homme d’esprit, d’un homme véridique, bienfaisant, en un mot de
toutes les Qualités auxquelles on doit s’attacher; quand la Reputa=
tion est une fois établie, alors on n’ose plus la critiquer.

La matière de cette Pièce est peu intéressante; l’Auteur veut
engager les Généraux d’armée à se ménager; et on voit peu de Gé=
néraux à l’exception de Charles XII, qui se soient trop exposés.

Il faut aussi avouer que cette Pièce est bien écrite: Elle contient
/p. 330/ une louange adroite et délicate qui enveloppe les leçons qu’il veut
donner au Prince à qui elle est adressée. Il seroit à propos quand on
veut louer les Princes, de leur donner des leçons sous le masque de
l’éloge; ce seroit le moïen de les leur faire gouter.

Cette matiere, a dit Monsieur le Baron DeCaussade, me rappelleSentiment de Mr le Baron De Caussade.
ce que fit Charles XII à Bender, avec une poignée de Gens il se battit con=
tre une Armée de Turcs; ce n’est pas Valeur, c’est Témérité.

Un Général doit se ménager moins qu’un Prince Souverain; parce
qu’un Prince peut trouver un Sujet digne de remplacer un Général,
mais la mort d’un Prince entraine beaucoup de désordres. C’est à quoi
manqua Richard cœur de Lion Roi d’Angleterre, qui s’étant exposé
mal à propos & sans raison au Siège de Chaluz dans le Limosin, y pe=
rit d’un coup de fléche. Sa mort causa beaucoup de troubles en Angle=
terre & dans les Provinces de France que les Anglois possedoient.

Il faut, a dit Monsieur l’Assesseur, pour prémière condition deSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
la Valeur, que la Cause dans laquelle on la déploie soit juste. Qu’est
ce alors qui pourra être Valeur? Combien peu de Gens de Guerre se
piquent de Justice. 2e Il faut en second lieu qu’on se conserve
dans un certain milieu entre la timidité & la fougue. Il est im=
possible qu’on assujettisse entiérement la Valeur à la Raison; car
il faut qu’elle soit dans le Tempérament. En réunissant ces deux
Conditions nous trouverons que la Valeur sera cette Disposition
d’Esprit & de Cœur, qui modère assez la vivacité du Tempérament
pour conserver du sang froid, & pour voir dans chaque occasion ce
qu’il convient de faire en suivant les Regles de la Justice.

La Valeur, suivant Monsieur DuLignon, est toujours un effet etSentiment de Mr DuLignon.
une suite du Tempérament. Il est difficile, quand on est timide de se
forcer à s’exposer au Danger, mais il n’est pas moins difficile de se mo=
dérer quand on a un Naturel vif. Il faudroit savoir, pour juger si la
Critique que Mr De St Real fait de la Valeur de l’Electeur de Baviere,
est bien fondée, il faudroit savoir, dis-je, si quand il monta à la bréche
de Belgrade, il eut raison d’y monter: Pour cela il faudroit être instruit
de l’état de ses Troupes, et connoitre si elles n’étoient point rebutées: car
si elles l’étoient, il étoit nécessaire qu’il y montât pour les ranimer, et
ainsi il avoit raison de le faire.

Du reste cette Pièce est un éloge bien délicat de l’Electeur.

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intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXVIII. Lecture de la dissertation de l'abbé de Saint-Réal sur la valeur (2e partie) », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 01 juin 1743, vol. 1, p. 326-330, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/537/, version du 24.06.2013.
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