Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLV. Sur la véritable politesse », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 21 mars 1744, vol. 2, p. 136-153

XLV Assemblée

Du 21e Mars 1744. Ceux qui y ont assisté sont Mes=
sieurs DeBochat Lieutenant Ballival, Seigneux Bourguemais=
tre, Polier Professeur, DeCheseaux Conseiller, Baron DeCaussa=
de, DuLignon, Assesseur, Seigneux, D’Apples Professeur, De St
Germain Conseiller, DeChesaux fils.

Messieurs Vous recherchates Samedi dernier quelDiscours de Monsieur le Comte.
étoit le fondement de l’obligation des Conventions. Mr Schmauss
dans la Dissertation qu’il a fait sur ce sujet, et que vous lutes,
rapporte tout, à son ordinaire, tout à l’utilité, et il etablit que
la Nature aiant donné à chaque Homme le Droit le plus
parfait de rechercher son avantage, de là il suit, selon lui, que
l’Homme a le Droit de donner son consentement à une chose
toutes les fois qu’il espère d’y trouver son avantage; et de
refuser aussi ce consentement lorsqu’il en apprehende des sui=
tes facheuses.

Chaque Homme peut encore, selon lui, revoquer le Consente=
ment qu’il a donné, lorsqu’il vient à changer d’idée, et qu’il ju=
ge, qu’une chose qu’il avoit cru bonne et avantageuse pour lui
ne le sera plus; desorte que l’avantage ou la perte qui peut nous
revenir d’une Convention est la seule régle que nous devons
avoir en vue, et la seule chose qui nous oblige à persévé=
rer dans le consentement que nous avons une fois donné, ou à
le révoquer.

Il établit, encore que dans les Conventions ou il y a des en=
gagemens réciproques, si une des Parties a déjà exécuté quel=
que chose ou donné en tout, ou en partie, ce à quoi elle s’é=
toit engagée, on ne peut alors rompre la Convention, à moins
qu’on ne restitue ce qu’on a reçeu, ou qu’on ne dédommage
la Partie de ce qu’elle a déja fait: Parce que la régle du
Droit qui veut que je poursuive mes avantages constamment,
ne me met pas en droit de faire aucun tort à personne; par
conséquent ce qu’une personne a fait pour moi en vertu d’une
Convention ne m’apartient qu’autant que j’exécute cette Con=
vention: ainsi si je ne l’exécute pas, je dois dédommager la per=
sonne avec qui j’ai fait la Convention.

/p. 137/ Vous m’avez dit, Monsieur, que, à considérer les Hommesa Mr le Conseiller DeCheseaux.
hors de toute Société civile, ils ne sont obligés à tenir les Conven=
tions qu’ils font, qu’au cas que quelcun soufre, de ce qu’ils y renoncent.

Vous avez ajouté, Monsieur, que dans les Conventions, il fauta Mr le Professeur Polier.
faire attention au bien de la Société, et aux régles du juste et de
l’injuste, que l’attention que nous donnerons à ces deux choses nous
apprendra plus surement que la régle de l’utile, quand nous de=
vrons soutenir & observer les Conventions que nous aurons fait.

L’intérêt de la Société demande, m’avez vous dit Monsieur,a Mr le Professeur D’Apples.
qu’on soutienne la foi des Traités, et qu’on doit observer ponctu=
ellement les Conventions qu’on a fait, si les Personnes qui ont
contracté étoient libres, et si elles ont donné leur consentement
volontairement et sans gène.

a Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.Vous m’avez montré, Monsieur, que le fondement de l’obliga=
tion qu’il y a dans les Conventions doit se tirer de l’usage de la
parole, et du Droit que donne la manifestation de la Volonté pour
obliger. La parole nous a été donnée pour manifester les sentimens
que nous avons dans l’ame, afinque les autres hommes puissent
y compter. L’homme ne pouvant se passer du secours des autres
hommes, il est nécessaire que ceux-ci sachent ce qu’ils ont à at=
tendre d’un autre, et ils ne peuvent en être instruits que par la
parole; si donc la parole n’est pas un signe certain sur lequel
on puisse se reposer, il n’y aura point de Société entre les hommes.

Dailleurs la manifestation de la Volonté de quelcun lui don=
nant un Droit d’exclure un autre de la possession d’un bien
dont le prémier s’est emparé, cette même manifestation de la
volonté qui oblige un autre à s’abstenir d’un bien que je pos=
sede, doit aussi avoir la force de m’obliger à abandonner un
bien que je possedois.

Vous m’avez fait remarquer, Monsieur, que si l’intéret d’una Mr le Boursier Seigneux.
particulier peut l’obliger à observer une Convention, comme le
dit Mr Schmauss, l’intérêt public doit encor mieux y engager,
puisque l’intérêt général de la Société ne peut être séparé de
l’intérêt particulier. Que s’il y a des Conventions que les Loix
civiles obligent à tenir plutôt que d’autres, il n’en est pas de
même devant Dieu, devant qui elles sont toutes obligatoires.

Monsieur le Comte et Messieurs. L’Etre suprème enEssai sur la véritable Politesse par Mr l’Assesseur Seigneux.
formant les Hommes, les a destinés à vivre en Société; pour
les unir ensemble, il leur distribua inégalement tous les divers
Talens dont l’assemblage pouvoit contribuer à la douceur de
/p. 138/ leur vie, afinque le besoin qu’ils ont les uns des autres les mit
dans l’obligation de lier entr’eux un commerce de bienfaits et
de bienveuillance réciproque.

Par cette sage disposition de la Providence chaque Individu de
la Société fait une partie essentielle du tout; chacun travaillant sui=
vant ses forces et sa capacité au bien commun a droit à la bien=
veuillance de ses semblables. Le Marchand, l’Artisan, le Laboureur,
le Berger, le Bucheron n’y sont pas moins nécessaires que le Géné=
ral d’Armée, le Magistrat et l’Homme de Lettres: et à cet égard on
peut comparer la Société à une Machine artistement composée,
qui n’a de justesse qu’à l’aide de l’union et de l’harmonie qui ré=
gne entre tous les différens rouages et ressorts qui en font partie,
Les petites piéces quoique sans apparence y ont une place mar=
quée tout comme les plus grandes; et lorsqu’elles sont toutes ré=
unies et arrangées dans leur ordre naturel, elles forment un ac=
cord d’où résulte un mouvement réglé et conforme à sa desti=
nation.

Il en est de même de la Société des hommes: ils doivent tous
concourir au but du Créateur, et ce n’est qu’en s’unissant par
les liens de la Paix qu’ils peuvent travailler de concert à rem=
plir leur destination. Pour nourrir cette bienveuillance réci=
proque il n’est point de moien plus efficace que les bienfaits,
mais comme l’occasion de se rendre de bons offices ne se presente
pas toujours, et que souvent le pouvoir ne seconde pas le de=
sir de se rendre utile à ses semblables, on peut en user avec
eux d’une manière qui nous les attache presque aussi efficace=
ment que les bienfaits, C’est ce qu’on appelle le Savoir vivre et
la Politesse.

La Politesse, dit la Bruyere, consiste dans une certaine
attention à faire que par nos paroles et nos maniéres
les autres soient contens de nous et d’eux mêmes.

Cette définition renferme en quatre mots tous les principaux
caractères de la vraie Politesse, elle exclut l’idée de cette fausse
Politesse dont tant de Gens se parent, et qu’on peut appeller à
juste titre l’art de tromper les hommes. L’une a sa source dans
le cœur, elle nous fait paroitre tels que nous sommes, L’autre
sous des dehors gracieux et séduisans cache un fond de dissimu=
lation, et surprend la confiance des foibles, par les apparences d’u=
ne bienveuillance simulée; Il est donc très important de bien
distinguer ces deux genres de politesse, et de se faire une idée
/p. 139/ juste de la vraie, et des dispositions qu’elle suppose.

Tout homme qui n’a pas dans le cœur un fond de Vertu, de
droiture et de modestie, une humeur douce et liante, un esprit
aisé et naturel, ne sauroit se flater d’aquerir cette aimable qualité;
il faut que le cœur soit naturellement rempli d’une bienveuilllan=
ce universelle; pour tous les Hommes qui se manifeste sans art et
sans affectation dans les diverses circonstances de la vie. Ces sentimens
excluent nécessairement l’orgueuil & la présomption, on ne sauroit
aimer sincèrement personne, quand on n’est occupé que de soi mê=
me; et l’on ne peut être poli quand on se croit supérieur à tout
le monde. La Modestie au contraire nous donne des idées saines sur
le compte du Prochain; elle grossit à nos yeux ses bonnes qualités
et diminue l’opinion trop avantageuse que nous pourions avoir de
nous mêmes.

La douceur et l’égalité d’humeur est encor essentielle pour
rendre notre commerce agréable à ceux avec qui nous avons à vi=
vre. Que pourroit on attendre d’une humeur sombre, d’un esprit cha=
grin, mécontent, sujet à mille bizarreries et qui s’aigrit de tout?

Enfin sans un tour d’esprit aisé et naturel, la Politesse a toujours
quelque chose qui sent la gène. Heureux ceux qui naissent avec ces
qualités aimables! C’est un present de la nature. L’Education et l’Art
ne l’imitent qu’imparfaitement. Cependant l’esprit s’adoucit, l’honneur
se corrige insensiblement par le commerce, et l’exemple des personnes
de gout, et par l’attention qu’on a sur soi même.

On voit, il est vrai, certains naturels qui conservent toujours
dans l’esprit et dans l’humeur quelque chose de dur et de grossier;
malgré tous les soins qu’on a pris de reparer ces défauts par une
bonne éducation; pendant que d’autres sans secours et sans art aqui=
érent en très peu de tems cette charmante politesse. Un peu d’u=
sage du monde perfectionne chez eux les heureux talens dont la
Nature les a enrichis. Ils ont dans l’air, dans les maniéres, dans
leurs actions un air de douceur et de grace qui plait, et qui fait
les délices de la Société.

Il faut donc convenir que la mesure des Talens décide des pro=
grès plus ou moins lents qu’on fait dans la Politesse. Cependant
le défaut des Talens ne dispense personne de l’étude du savoir vivre.

Nemo adeo ferus est, ut non mitescere possit,Horat. Epist. Lib. I. Ep. I.
Si modo culturae patientem praebeat aurem.

De l’attention sur soi même, de la patience, et de l’application sur=
montent les plus grands obstacles: avec le tems on polit l’acier et
/p. 139/  le diamant, c’est tout dire; Au reste on est bien dédommagé de ses
peines par le fruit qu’on en retire. La vie n’est douce qu’autant que
nous jouïssons de l’estime et de la bienveuillance de nos semblables.
Rompez ce lien il n’y a plus ni union ni confiance parmi les hommes.
Si vous voulez qu’on loue en vous le savoir vivre, n’en demeurez
pas au simple devoir, ou faites vous un devoir de tout. C’est le
conseil que donne un bel Esprit. Conseil judicieux qui impose la né=
cessité d’observer avec tout le monde les ménagemens et les égards
qu’exige la politesse la plus délicate.

Si nous n’avions à vivre qu’avec des hommes vertueux, compa=
tissans et généreux, avec des esprits doux et faciles le commerce de
la vie seroit infiniment agréable: ce seroit un commerce de com=
plaisance, de bienfaits, de bienveuillance réciproque, dans lequel
chacun fourniroit son contingent. Mais malheureusement on trou=
ve dans le Monde des hommes vicieux, turbulens, hautains, pré=
somptueux. D’autres sans être vicieux ont de grands défauts, et
tous sans exception sont sujets à mille foiblesses. Voilà ce qui
rend le commerce de la vie pénible et dangereux, et qui multiplie
presque à l’infini les devoirs de la Politesse et du savoir vivre.
Sera-t-on surpris si tant d’inconvéniens à prévenir et d’obstacles
à surmonter éloignent de la Société ceux qui ont quelque pen=
chant à la Misanthropie? Quand on réfléchit sur la malice des
hommes, sur leurs bizarreries, sur leurs caprices, la crainte d’en être
toujours les victimes vous jette dans le dégout et l’éloignement
pour la Société: on se défie de tout, et l’on ne voit de sureté que
dans la solitude. Mais l’homme poli ne se rebutte point pour les
travers et les ridicules qu’il rencontre chez les autres

Horat Satyr. Lib I. Sat. 3. Ψ 66.                                                      Eheu
Quam temere in nosmet legem sancimus iniquam!
Nam vitiis nemo sine nascitur. Optimus, ille est,
Qui minimis urgetur. Amicus dulcis, ut aequum est,
Cum mea compenset vitiis bona

Il use avec eux de ce support, de cette complaisance dont il sent
qu’il a besoin lui même. Trouve-t-il des gens colères et empor=
tés, il les ramène par ses bonnes manières. En un mot semblable
à l’abeille qui tire du miel de toutes les fleurs, il tire parti du
commerce de tous les hommes; il s’attache à ce qu’ils ont de bon et
d’estimable, et ne s’accroche point trop scrupuleusement à tous
leurs défauts. Sans cette indulgence réciproque la vie seroit amère.
Tout homme sentira qu’il ne peut s’en passer lui même, et que par
/p. 140/ une juste compensation il doit supporter chez les autres des imper=
fections et des foiblesses dont il n’est pas exemt:

Qui, ne tuberibus propriis offendat amuse,Ibid. Ψ 72.
Postulat, ignoscat verruis illius aquum est.

Le grand art du savoir vivre et de la Politesse consiste à
plier son caractère, à accomoder son humeur sur le gout de ceux
avec qui nous avons à vivre. Un enjouement excessif avec des per=
sonnes sérieuses ou tristes; un air morne et réveur au milieu des
plaisirs, font un contraste ridicule dans le commerce de la vie,
une joie immodérée et à contre tems a quelque chose d’insultant
pour ceux qui sont dans l’affliction. Il n’y a aucune complaisan=
ce à laquelle nous soions plus sensibles qu’à la part qu’on paroit
prendre à nos peines et à nos satisfactions; notre amour propre est
agréablement flaté par cette conformité d’humeur, de gout, et de
caractère.

J’ai remarqué en passant que la vraie Politesse supposoit
un grand fond de sincérité et de droiture. Ce seroit manquer à cet
égard que de témoigner de l’estime et de la bienveuillance à ceux
pour qui on a de la haine et du mépris, ou même de l’indiffé=
rence. Ce seroit cependant outrer ce caractère de franchise que
de manifester aux autres sans nécessité les idées désavantageu=
ses qu’on peut avoir sur leur compte, ou de publier les défauts
que nous leur connoissons; une sincérité si déplacée, nous ren=
droit odieux. Le vrai caractère de la probité consiste à ne rien
dire qu’on ne pense; et la prudence veut qu’on taise tout ce
qui peut désobliger.

Les Hommes sont convenus de certains usages et de certai=
nes régles générales rélatives au rang que chaque individu occupe
dans la Société, manquer à ce qu’elles prescrivent, c’est ignorer les
principaux élemens du Savoir vivre mais comme ces régles va=
rient suivant les différens Païs, l’homme sensé s’informera avec
soin des différens usages de chaque lieu, pour ne point négliger les
bienséances qu’ils exigent. Les égards & les ménagemens sont de
tout Païs; mais on doit toujours proportionner les marques de distinc=
tion à la Qualité, au Rang, et au degré d’estime qu’on a pour les
Personnes. Cependant il ne faut pas imaginer que les attentions
obligeantes, les manières gracieuses et prévenantes nous dégradent
lorsqu’elles ont pour objet nos égaux ou même nos inférieurs; au
contraire elles nous rendent infiniment estimables et nous concilient
l’affection de tous ceux avec qui nous avons à vivre. Les devoirs
/p. 141/ que nous prescrit la Politesse regardent indifféremment tous les
Individus de la Société sans distinction de Personnes, de rang, d’âge,
ou de qualité; ils sont de tous les tems et de tous les lieux.

Cependant il faut convenir que les Grands n’ont que trop de
penchants à se dispenser de ces attentions obligeantes, ou des égards
qu’exige la Politesse. Leur élévation au dessus des autres Hommes
semble les affranchir de toute obligation et de toute gène; ils sont
nés pour recevoir les respects de tout ce qui les environne; on leur
doit tout, et ils ne doivent rien; qu’ils soient fiers, hautains, sévères, im=
périeux, on ne leur rendra pas moins les honneurs qui leur sont dus;
cela est vrai; mais je ne puis comprendre qu’un Grand; qu’un Sou=
verain puisse mettre en parallelle des hommages forcés ou le cœur n’a
point de part, avec la satisfaction d’être aimé et adoré de ses Peu=
ples, ou de ceux qui s’attachent à sa personne. En vain sera-t-il
recommandable par sa valeur, par sa générosité, s’il n’est graci=
eux, poli, il ne sera jamais aimé. Le joug a par lui même quel=
que chose de dur et d’insupportable. Que peut faire de mieux un
Souverain que d’en alléger le poids par des manières affables et
gracieuses? Il lui en coute dailleurs si peu, on lui tient tant de
compte de ses plus legères attentions, qu’un coup d’œil, un souris
gracieux, une parole suffit pour combler de joie, et pour lui atta=
cher à jamais ceux qu’il honore par ces petites distinctions.

Au reste quoique les Princes et les Grands soient dans une
espèce d’indépendance qui souvent leur fait négliger ces attentions
à l’égard des autres hommes, leur bonheur est nécessairement at=
taché à l’idée qu’on a de leur mérite; un acte de dureté, une bien=
séance négligée, une marque de mépris peut avoir pour eux des
suites facheuses et même les précipiter du trône.

Entre mille exemples mémorables que l’Histoire fournit pour
preuve de ce que j’avance, je n’en raporterai qu’un; César avoit
usurpé le pouvoir suprème; le Sénat qui connoissoit son foible pour
les honneurs s’empressoit tous les jours à lui décerner de nouvelles
Dignités; dans l’espérance de gagner son affection et de fixer par quel=
que endroit son ambition démesurée. Un jour que le Sénat s’étoit
assemblé à cette occasion, César resta dans le Temple de Venus pour
ne pas gèner les suffrages par sa présence. Après la délibération la
Compagnie se leva pour en aller porter en Corps la nouvelle à
l’Empereur. César receut le Sénat sans se lever de sa Chaise, et écou=
ta assis ce qu’on avoit à lui dire: Cette impolitesse outra tellement
et le Sénat et les Romains, que dès lors on forma le dessein de se
/p. 142/ défaire de lui. En vain voulut-il s’excuser dans la suite sur quel=
que incommodité qui l’avoit empéché de se lever de sa Chaise: ce fut
une tache ineffaçable qui bientôt causa sa ruine, si on en croit Dion Cas=
sius et Suetone.

Tant il est vrai que les Grands tout comme les autres sont néces=
sairement assujettis à de certaines bienséances auxquelles ils ne peuvent
impunément se soustraire, l’affection de leurs sujets y est attachée, et
pour s’en assurer, il faut qu’ils tempérent ce que la pleine Puissance
a d’odïeux, par des manières douces et affables, par des témoignages de
satisfaction et de bienveuillance pour les services qu’on leur rend et
par des marques d’estime et de distinction à ceux qui les méritent.
Au reste les Grands seroient bien à plaindre, s’ils ne pouvoient jamais
faire abstraction de l’éclat qui les environne; il faut qu’ils descen=
dent quelque fois et qu’ils s’humanisent sans cela la Grandeur seroit
à charge, puisqu’elle priveroit ceux qui en sont revétus de toutes
les douceurs qu’on peut trouver dans un commerce aisé, exemt de cette
gène insupportable qui tient l’esprit dans un esclavage dont on n’ose
jamais s’afranchir. Ce n’est pas les Grands seuls qui se font illusion sur
ce sujet. On ne voit dans le monde que trop de personnes qui se font
des idées très relachées sur les devoirs de la Politesse. Ils regardent
cette aimable qualité comme une espèce de charlatanerie qui ne sert
qu’à flater la vanité de ceux qui en font parade, et sur la réalité de laquelle on ne
peut faire aucun fond. Selon eux, c’est l’art de se contrefaire, de dégui=
ser ses sentimens et ses défauts sous un extérieur prévenant, et par
des discours flateurs. D’autres envisagent la Politesse comme une Sci=
ence agréable, mais qui demande une trop longue étude, et qu’au
fond ne vaut pas toute la peine qu’on se donne pour l’aquerir. Ils
ajoutent que la Vertu est plus respectable sans tous ces colifichets
de Politesse; que le vrai mérite se passe aisément de tous ces vains
ornemens de l’esprit et des manières, qui consument un tems précieux,
qu’on pourroit consacrer plus utilement au bien de la Société. J’ai dé=
ja fait sentir la différence qu’on doit mettre entre la fausse et la vraie
Politesse; l’une est un vice; l’autre une vertu. Je sai que la Polites=
se seule ne fait pas le mérite, mais elle en est une branche essentielle,
c’est elle qui le met en œuvre.

Le mérite sans Politesse est un Diamant brut auquel personne
ne peut assigner de prix, une écorce dure et grossière lui sert d’envelo=
pe et en cache tout le brillant, mais passe-t-il entre les mains d’un habi=
le Artiste, il le taille, il lui donne une forme gracieuse, il le polit, le bril=
lante et le met en état de jetter un feu et un éclat éblouissant. Il en
/p. 143/ est de même du mérite. S’il n’est mis en œuvre et adouci par la Po=
litesse; il lui reste toujours une certaine rudesse qui en diminue le
prix. Si cet ouvrage est imparfait, il reste encor quelque tache qui en
obscurcit l’éclat. Il faut qu’il soit assaisonné d’une certaine grace, d’une
certaine douceur que la Politesse lui prète; qui le met dans tout son
jour. Plus on aprofondit les caractères de la véritable Politesse, et
plus on se persuade combien il est important d’aquerir cette aimable
qualité. La circonspection et la discretion l’accompagnent toujours. Vous
ne voiez point chez un homme poli ces manières étourdies, cet aïr suffi=
sant que tout le monde déteste; il ne s’empare point de la conversati=
on dans un Cercle, il n’interrompra pas deux personnes qui s’entretien=
nent; il ne cherchera point par une curiosité déplacée, à deviner le
sujet de leur entretien; il questionnera pas et répondra modestement
à ceux qui lui adressent la parole; en un mot il est toujours telle=
ment attentif à ses gestes, à ses manières et à ses discours qu’il ne lui
échape jamais rien qui puisse déplaire.

La Politesse a encor cet avantage qu’elle sait tirer des utilités des
passions, elle nous accoutume à nous en rendre maitres, elle en repri=
me la fougue, elle les tient en bride, en un mot, elle fait à leur égard
ce qu’un habile Ecuier fait d’un cheval fougueux, qui après l’avoir dom=
té en tire de grands usages. Elle adoucit le caractère, elle corrige de la
lenteur et de l’indolence, elle repare les défauts de l’âge, elle rend pro=
pre aux liaisons d’une solide amitié. Elle observe toujours des ménage=
mens qui vont jusques à la délicatesse. Elle entretient encor chez nous
et chez les autres la bonne humeur: nous prenons plaisir à voir les
autres contens de nous, et la satisfaction que nous en ressentons repand
le calme et la sérénité dans nos ames. Il ne faut point être surpris si
tant d’aimables qualités réunies plaisent universellement. Comparez deux
Génies, l’un brillant, orné des plus belles connoissances, mais destitué de
Politesse; l’autre médiocre et borné du côté des Sciences, mais il supplée
à ce défaut par des mœurs douces et aisées, par une humeur facile et
complaisante, par la connoissance des usages du monde. Dans le com=
merce de la vie, l’un sera une médaille d’or, si vous voulez, mais qui
n’aura de prix que dans le cabinet d’un curieux; l’autre fera une
monnoie de moindre prix, mais elle aura toujours son cours, on le re=
çoit par tout avec plaisir sur l’étiquette de son empreinte.

C’est mettre la Vertu et le Mérite dans un point de vue bien désa=
vantageux que de les considérer sous l’emblème d’une rose toujours en=
vironnées d’épines. Cependant c’est le fort du mérite chez un grand nom=
bre de Savans et de Gens d’affaires. Rarement ont ils des qualités qui les
/p. 144/ rendent propres au commerce de la vie, ils viennent dans le monde
l’esprit rempli de leurs études et de leurs affaires, chargés de la pous=
siere de leur cabinet, ce n’est pas pour se rècréer par une conver=
sation instructive et amusante, c’est pour vous entretenir d’un
Ouvrage qu’ils méditent, d’un point de Theologie, d’une question de
Droit, d’un Problème dont ils ont trouvé la solution; c’est pour mettre
sur le tapis une thèse qu’ils ont pris en grace, et pour défendre leur
opinion avec toute l’opiniatreté d’un jeune Homme qui dispute pour
la Licence dans un Auditoire; c’est pour vous accabler d’une multitude
d’argumens et de citations qui n’intéressent personne et qui font bailler
toute l’assistance.

Heureux ceux qui savent assaisonner leur savoir et leur mérite
des charmes de la Politesse, plus occupés des autres que d’eux mêmes ils ne
disent rien qui n’intéresse, ils produisent leurs connoissances et les qualités esti=
mables qu’ils possédent avec une aimable modestie qui en releve infiniment le
prix. Ils ne font point un orgueilleux étalage de leurs vertus, on ne voit pas chez
eux cet acharnement opiniâtre à soutenir leurs sentimens; ils ne vous entretien=
nent pas sans cesse de ce qu’ils savent; ils consultent votre
gout et le suivent; ils vous instruisent en vous amusant, la vérité
prend des graces en passant par leur bouche, ils donnent à votre esprit
une ouverture, une aisance, une netteté qui augmente la bonne opi=
nion que vous avez de vous mêmes. L’envie, la jalousie, la satyre, la
médisance n’entrent jamais dans leurs discours; la raillerie qu’ils se per=
mettent n’a rien d’aigre, ni d’offensant; ils ne blessent point votre délicatesse par
des louanges outrées et sans vraisemblance; ils ne cherchent point à surprendre
votre estime, et votre confiance par des complimens et des protestations d’at=
tachement ou le cœur n’a point de part, s’ils vous parlent de vos défauts
c’est avec tant de précautions et de ménagement que votre amour pro=
pre n’en est point offensé, on ne voit point chez eux ces airs impérieux,
ce ton décisif, ces manières froides et désobligeantes qui sont une suite
de l’orgueuil, leurs attentions ne se bornent pas à leurs Supérieurs; el=
les s’étendent sur leurs égaux, sur leurs inférieurs; On voit chez eux
cette aimable sérénité que respire la vertu, sans affection, sans gè=
ne ils se produisent tels qu’ils sont, et tels qu’ils doivent être: en un
mot ils font les délices et l’ornement de la Société.

On m’accusera peut être d’avoir fait ici un portrait flaté de
l’homme poli, mais ceux qui vous connoissent, Messieurs, n’en juge=
ront pas ainsi assurément, ils verront sans peine que les modelles sur
lesquels j’ai travaillé sont moins rares qu’on ne pense: tout au plus ils
se plaindront de la foiblesse de mon pinceau.

/p. 146/  Jusqu’ici je n’ai représenté la vraie Politesse que sous l’idée d’une
qualité aimable, essentielle à l’honnête homme indépendamment de la
Religion, je vai pour donner plus de poids à mes réflexions la considérer
comme une vertu chrétienne, dont l’exercice accompagne toujours ces
sentimens de charité et d’amour fraternel que l’Evangile nous prescrit.
Sous ce point de vue la Politesse ne sera pas un commerce de dissimula=
tion, mais un commerce de sincérité réciproque. Ce sera l’art de mani=
fester d’une manière gracieuse les sentimens de son cœur, une attenti=
on à éviter tout ce qui peut offenser ou déplaire; un empressement à
obliger et à faire du bien; enfin une manière d’exercer les devoirs de la
Charité qui en perfectionne les actes, et y ajoute un nouveau mérite.

Cette espèce de Politesse bannit toute aigreur, toute jalousie, elle
substitue à ces défauts la douceur et la franchise. Le Chrétien poli se
réjouira sincèrement de la prospérité de ses semblables, il leur donnera
sans flaterie les louanges qu’ils méritent, il ne prétera pas de mauvais
motifs à une action bonne en elle même, il supportera les défauts et
les foiblesses de son Prochain, il lui donnera des conseils dictés par la cha=
rité; et modérés par la prudence, il s’intéressera à ses malheurs, il con=
tribuera à en adoucir l’amertume par ses consolations & ses bons offices,
il assaisonnera ses bienfaits de toutes les graces et de tous les ménagemens
qui peuvent les faire recevoir sans scrupule et sans honte, toujours éga=
lement attentif sur lui même, il ne lui échape rien qui démente son
caractère, il souhaite le bonheur des hommes, il y contribue efficacement
par son empressement à leur rendre la vie douce. Enfin la Religion met
la derniere main à la perfection de la Politesse en épurant la source
d’ou elle part.

Il est aisé de sentir que si la Politesse n’a pas sa source dans les
sentimens d’un cœur bien disposé, si ces empressemens, ces témoignages
d’estime et de bienveuillance, ces assurances de dévouement et de respect
sont toujours équivoques; tout homme qui se pique de droiture et de
sincérité sera nécessairement la dupe et la victime de la dissimula=
tion des autres, puisqu’il ne peut faire aucun fond sur la réalité des
sentimens avantageux dont on le flate.

L’Evangile respire un esprit de charité, de modestie, de candeur
et de Politesse bien supérieure à toutes les régles que le monde prescrit
et bien propre à nourrir parmi les hommes cette aimable paix, cette
douce tranquillité qui fait le bonheur et la gloire d’un Etat. Il nous
fait envisager la Société des Chrétiens comme un seul corps dont nous
sommes tous les Membres, et à la prospérité duquel nous devons tous
travailler de concert, en raportant à cette excellente fin tous les dons et
/p. 147/ les Talens que nous tenons de la Providence. C’est ce que Saint-=
Paul exposoit d’une manière bien persuasive et bien forte dans son Epi=
tre aux Philippiens
, et dans plusieurs endroits de ses autres Epitres qui
Philippiens II. Ψ. 1-4.sont remplies d’excellens préceptes. «S’il y a quelque communion d’es=
prit, s’il y a quelques affections cordiales et quelque compassion, ren=
dez ma joie accomplie, étant en bonne intelligence, ayant une même
charité, étant bien unis ensemble, et aiant un même but. Ne fai=
tes rien par un esprit de contestation, ni par une vaine gloire; mais
que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au dessus
de vous. N’aiez pas seulement en vue votre propre avantage; mais
soiez aussi attentif à celui des autres.» Et aux Romains. «Que votreRomains XII. 9, 10, 11. 14, 15, 16, 17, 18.
charité soit sincère. Ayez en horreur le mal, et attachez vous ferme=
ment au bien. Aimez vous réciproquement d’une affection fraternel=
le. Prevenez vous les uns les autres par honnéteté. Ne soiez point
paresseux à vous rendre service,» Et ailleurs, «Bénissez ceux qui vous
persécutent. Réjouissez vous avec ceux qui sont dans la joie; et pleu=
rez avec ceux qui pleurent. N’aiez tous ensemble qu’un même esprit.
N’aspirez pas à des choses trop relevées. Conduisez vous par des pensées
modestes, et ne présumez pas de vous mêmes…. Qu’il paroisse à tous les
hommes que vous vous appliquez à faire ce qui est honnête. Vivez
en paix avec tout le monde, s’il est possible, et autant qu’il dépend
de vous.»

Il y a une différence bien sensible entre la Politesse Chrétienne et
la Politesse mondaine; celle-ci est l’ouvrage de la Politique et de l’amour
propre, nous en usons bien avec les autres pour les engager à nous
marquer à leur tour tous les égards que nous croions mériter. L’autre est
dictée par l’amour sincère du Prochain; nous sommes tous fréres, nous
avons tous la même origine; nous portons tous l’image du Créateur em=
preinte qui rend l’humanité respectable; qui raproche la distance que
la naissance ou les dignités mettent entre les différens individus de la
Société, et qui rétablit entr’eux une espèce d’égalité, nous sommes su=
jets aux mêmes défauts, aux mêmes besoins, aux mêmes foiblesses;
nous avons une même espérance, nos intérets sont communs, c’est
l’avancement de la gloire de Dieu, l’accomplissement de sa Volonté
et la félicité ou nous aspirons.

J’ai toujours admiré le portrait que St Paul fait de la Charité,
portrait qui embrasse tous les principaux caractères de la Politesse:
«La Charité est patience, elle est pleine de bonté, elle n’est point envieuse,1. Corinthiens XIII. 4. 5. 6. 7.
elle n’est point vaine et insolente, elle ne s’enfle point d’orgueuil, elle
ne fait rien de malhonnète, elle ne cherche point son intérêt particulier,
/p. 148/ elle ne s’irrite point; elle ne soupçonne point le mal, elle ne se ré=
jouit point de l’injustice, mais elle se plait à la droiture, elle excuse
tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout.

Combien n’insiste-t-il pas sur ce support, cette complaisance, cetteGalates VI. 1. 2
indulgence pour les défauts et les foibles du Prochain? «Si quelcun vient
à tomber dans quelque faute, vous qui êtes spirituels; redressez le avec
un esprit de douceur, et prenez garde à vous mêmes; de peur que vous
ne soïez aussi tentés. Portez les fardeaux les uns des autres, et vous ac=
complirez ainsi la Loi de Jésus Christ.» Il prescrit dans un autre en=
droit la manière d’en user avec ceux qui sont dans le doute sur les
matières les plus importantes. «Quant à ceux dont la foi est encorRomains XIV. 1. XV. 1.2.
foible, recevez les avec bonté, sans contester sur leurs sentimens. Nous
devons nous qui sommes forts supporter les infirmités des foibles, et
non pas chercher notre propre satisfaction. Que chacun de nous ait
pour le Prochain une complaisance, qui contribue à son bien, et à
son édification.»

Il seroit à souhaiter que cet esprit de tolérance si conforme au
Christianisme, et à la vraie Politesse, fut l’appanage des Savans et
sur tout des Théologiens; on ne verroit point entr’eux ces disputes
acharnées, dans lesquelles loin de chercher à concilier leurs idées sur des
articles de peu d’importances qui les divisent, on élève chaque jour de
nouvelles difficultés, pour faire briller son erudition ou sa singularité.

Ce défaut n’est pas moins odieux dans le commerce de la vie, si
dans la conversation chacun se pique de soutenir ses opinions avec un
air de présomption qui impose silence à tous ceux qui ont quelque
teinture de modestie. Quel fruit produira cet esprit d’opiniatreté? Des
contestations aigres qui ne répandront aucun jour sur ce qui en fait
l’objet.

Quel charme au contraire ne trouve-t-on point dans le commerce
d’un homme qui assaisonne son savoir des agrémens de la Politesse.
Il n’affecte point de vous instruire de ce qu’il fait; il semble qu’il cher=
che à s’eclairer avec vous; il propose ses idées comme des doutes ou
des conjectures qu’il abandonne à votre discernement: s’il veut vous
convaincre, c’est moins par un ton dogmatique que par l’évidence
de ses raisons; il cherche la vérité, il l’adopte, il la saisit de quelle
bouche qu’elle sorte. Enfin chez lui l’esprit, le geste, la parole, l’ac=
tion conservent toujours un caractère de grace et de douceur qui
ne se dément jamais.

Je finirai par une réflexion qui fait bien l’éloge de la Politesse.
C’est peut-être le seul avantage, la seule qualité qui n’excite pas la
/p. 149/ jalousie ou la critique; elle est au contraire l’objet de l’estime et
des louanges de tous les hommes. C’est la clé de leur cœur; aussi
l’homme poli est toujours l’objet des empressemens; on le suit, on le re=
cherches, on le reçoit avec plaisir, il porte par tout avec lui la joie et la
satisfaction, plus il est elevé au dessus des autres par sa naissance et
ses dignités, et plus on lui tient compte de ses égards et de ses complai=
sances.

Peut être aurois-je mieux fait sentir les agrémens et les uti=
lités de la Politesse en faisant l’application des régles qu’elle prescrit
aux différentes circonstances de la vie; mais ce détail m’auroit mené trop
loin. Vous suppléerez, Messieurs, à ce défaut par vos réflexions judi=
cieuses. Il suffit d’avoir fait sentir que la vraie Politesse convient à
tous les tems, et à tous les lieux, à tous les âges, à tous les ordres et
conditions; et qu’il n’est pas une circonstance dans la vie, ou l’on n’en
puisse faire un agréable usage et pour soi même et pour les autres.
Elle serre les nœuds de l’amitié, elle attire la confiance, elle entretient
une estime mutuelle entre les hommes. En un mot sans la Polites=
se le commerce de la vie sera toujours désagréable et dangereux.

Sentiment de Mr le Conseiller DeCheseaux.Monsieur le Conseiller DeCheseaux trouve que Monsieur l’As=
sesseur a bien établi les principes de la Politesse, et qu’il a bien dé=
taillé les diverses branches de cette Vertu, et qu’il a soutenu son Dis=
cours par des Passages qui prouvoient chaque Partie de la Politesse.
Il a été charmé de ce que Monsieur Seigneux a fait voir que les Mon=
dains même sont obligés, pour vivre agréablement dans le Monde,
de suivre les Maximes que nos Saints Livres nous prescrivent.

Sentiment de Mr le Baron DeCaussade.Le préambule de Monsieur Seigneux est trop modeste, a dit
Monsieur le Baron DeCaussade. La définition de la Politesse que
l’Auteur a donné après Monsieur La Bruyere m’a paru bonne. Quel=
ques personnes disent que la Politesse consiste à faire que chacun
soit bien chez nous: Cette définition présente de belles idées. Il est de
la Politesse de ne pas railler tout le monde et sans mésure: il convi=
ent aussi de ne pas presser à manger quand on est à table, ni à
jouer. Ces articles méritent quelque attention, d’autant plus que plu=
sieurs personnes y manquent assez souvent par une fausse idée, qu’ils
ont de la Politesse. Ceux qui ont de la Politesse sont heureux, car on est
rebuté de ceux qui n’en ont pas: Les gens d’étude sur tout doivent fai=
re leurs efforts pour l’aquerir. La Politesse est d’un grand usage dans
le commerce des gens qui savent vivre.

Les actes de la vie civile ne sont pas regardés par la plupartSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
des hommes, comme des devoirs, mais comme des moiens de se procurer
/p. 150/ plus d’avantages. Dès qu’ils sont trop onéreux, on s’en dispense; sur
tout puisque les retours qu’on en attend ne regardent pas des choses
essentielles. Il est important néanmoins de sentir que ce ne sont pas
là des choses qu’on peut négliger; parce que si quelques personnes les
négligent cela aura de l’influence sur la Société. Or ce qui a de l’in=
fluence sur la Société est un devoir proprement ainsi nommé; telle
est la Politesse.

Pour avoir des idées nettes sur le sujet, il faut distinguer ce de=
voir des autres qui l’avoisinent, mais il est difficile d’entrer dans
ce détail. Lorsque les relations de la Société demandent qu’on té=
moigne de la bienveuillance, il faut la témoigner. Mais il y a
des Devoirs qu’on est obligé de remplir et qu’on peut exiger de
nous; il en est d’autres qu’on ne peut point exiger. La Politesse
est du nombre de ces derniers, elle ne renferme pas d’obligation pro=
prement ainsi nommée. Il faut donc montrer ou elle commence.

Ce qu’on nomme, dans l’usage ordinaire, Politesse, confirme sou=
vent dans ses défauts les personnes à qui on la fait, il faut donc
s’en abstenir, jusqu’à ce qu’on en ait des idées plus justes. P. e. on
fait consister la Politesse dans certains Discours remplis de louanges
vagues, quelquefois même de flaterie: Mais si on tient des discours
généraux devant deux personnes d’un mérite inégal, on confond deux
mérites inégaux, et on empéche par là celui qui en a le moins de tra=
vailler à en aquerir davantage.

Il faut encor bien distinguer entre la Politesse generale qu’on
peut appeller Politesse des Nations: p. e. entre la Politesse Françoise
et la Politesse Angloise; la prémière est peu vraïe, elle n’a rien de
solide, elle n’a que des discours et des grimaces: L’Angloise au contraire
est une démonstration cordiale du mérite qu’elle aperçoit. Il seroit
à propos de traitter si la prémière est plus utile que nuisible à la So=
ciété: Cette Politesse rafinée a causé plus de vices, que de vertus.
L’autre au contraire sert d’encouragement au mérite et aux belles
actions. L’Histoire Romaine, et l’histoire de Suisse en fourniroient beau=
coup d’exemples.

Monsieur l’Assesseur a fait sentir les avantages de la Politesse
considérée comme un devoir. Mais cela est encor plus sensible à l’é=
gard des Grands, parce qu’elle a plus d’influence sur le bonheur
de la Société, chez eux que chez de simples Particuliers. Louis XIV
étoit bon juge du mérite, et il le marquoit ce mérite par ses gestes
et par ses regards. Les Grands ne sauroient être trop attentifs à
pratiquer cette sorte de vertus, ils doivent marquer des égards à ceux qui
/p. 151/ ont du mérite, et de l’indifférence à ceux qui en manquent. Cette con=
duite du Prince fera que chacun travaillera à aquerir des lumieres, à
se rendre capable de remplir quelque emploi, et à régler sa conduite. Son
mépris pour ceux qui manquent de connoissance et de probité les écarte=
ra d’auprès de lui, les déterminera à vivre dans l’obscurité, & à n’oser pa=
roitre. Ses attentions pour ceux qui cultivent leurs talens les animeront
à faire des efforts dont à peine ils se seroient crus capables. Les honnê=
tes gens approcheront de sa personne & ne lui inspireront que des idées
justes, des desseins avantageux: les arts et les sciences fleuriront, la
Société prospérera: Le motif de l’intérêt sera plus fort pour retenir
chacun dans le devoir que celui des peines.

Sur ce que Monsieur l’Assesseur a dit que Dieu a distribuéSentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
différemment ses dons aux hommes, Monsieur le Bourguemaistre
a dit qu’il croioit que les Ames de tous les hommes etoient capa=
bles des mêmes choses, qu’ils avoient tous les mêmes talens. Que s’il
y avoit entr’eux de la diversité cela ne venoit que de la diffé=
rence de l’education, et de ce que les uns avoient négligé de se cultiver autant que les autres.

Monsieur l’Assesseur a confondu sur la fin de son Discours la
politesse Chrétienne avec la Charité. Cette dernière n’est pas la Po=
litesse. Il y a bien des gens qui n’aiment pas qu’on leur montre
leurs défauts, ils veulent qu’on les loue toujours, ils seroient même
fachés qu’on restât dans le silence. Ces personnes là trouveroient
fort impoli qu’on leur parlât avec franchise et avec sincérité. La
Politesse est le moïen par lequel on cherche a plaire aux person=
nes avec qui nous vivons: La pratique de la politesse n’est donc
qu’une flaterie continuelle.

La Politesse Françoise n’est pas tout à fait aussi méprisableSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
qu’on l’a insinué, a dit Monsieur De St Germain, j’avoue qu’il s’en
faut bien qu’elle ne soit parfaite; mais elle a ses mauvais côtés comme
elle en a de bons. La Définition que Monsieur l’Assesseur nous a don=
né de la Politesse d’après Mr La Bruyere n’est pas bonne, elle désigne
plutot les effets de la politesse que la Politesse même. La Politesse
c’est l’art de faire paroitre sa modestie et sa bienveuillance pour
les autres par le savoir vivre: ou, c’est l’art de témoigner son hu=
milité & ses vertus par le savoir vivre. Si les François & les Ita=
liens ont des termes très forts pour exprimer leurs sentimens, on sait
ce qu’ils valent, ils n’en imposent à personne, et il ne faut pas taxer
d’adulation et de flaterie ceux qui s’en servent.

Il faut tacher de donner des principes là dessus à un jeune
/p. 152/ homme. Quoique la Politesse d’un Grand, d’un Officier, d’un homme de
lettres soient différentes, on peut cependant trouver des régles et des prin=
cipes communs. La Politesse Chrétienne dont parle Saint Paul est la
véritable Politesse, et la conduite de cet Apotre est la Politesse même.
J’ai toujours admiré divers traits de la vie de St Paul, et je les ai envi=
sagé comme des traits de la Politesse la plus accomplie. Son discours
aux Atheniens, sa défense devant le Gouverneur Felix sont de beaux
modèles en ce genre. La bienveuillance, l’humilité doivent être ac=
compagnées du savoir vivre, sans quoi on fera bien des fautes,
qui terniroient le prix des actions que la bienveuillance dicteroit.

J’approuve, c’est Monsieur DeCheseaux le fils qui parle, trèsSentiment de Mr DeCheseaux le fils.
fort ce que Monsieur De St Germain a dit sur la Politesse de Saint
Paul, de même que ce qu’a établi Monsieur l’Assesseur lorsqu’il a
confondu la Politesse et la Charité.

Pour avoir une idée nette de la Politesse il faut connoitre son
étendue & ses bornes; son origine; et ses usages. La Politesse est
une habitude à témoigner aux autres des égards & la disposition ou
nous sommes de les leur marquer. Voilà l’essentiel; il y a quel=
que chose d’accidentel qui dépend des tems et des lieux. Les devoirs
de la Politesse ne sont pas fondés comme les autres sur les besoins
réciproques, et c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas autant obligatoi=
res. Les actes de la Politesse ne doivent pas être en opposition
avec d’autres devoirs, comme ceux de la justice, p. e., de la vérité
et d’autres &c. Les usages de la Politesse, c’est de rendre la vie a=
gréable, de conserver l’union et la paix dans la Société, et de dispo=
ser les hommes à se rendre de mutuels services. L’origine de la Po=
litesse c’est la Politique ou le desir de venir à son but, ou un es=
prit de bienveuillance universelle.

Suivant Monsieur Polier la Politesse peut être envisagéeSentiment de Mr le Professeur Polier.
sous deux faces. Il y a une Politesse d’usage et une Politesse de De=
voir. La prémiére consiste dans la pratique des usages reçeus; La
seconde consiste à ne manquer à aucun de ses Devoirs. Il y a aussi
une fausse Politesse, c’est celle qui s’attache plutot à remplir les de=
voirs extérieurs que les autres. La Politesse varie à l’infini
suivant les rélations, il est par conséquent très difficile de mar=
quer ce qu’il faut faire dans chaque rélation. Par rapport
aux complimens dont on a parlé, il y a une précaution à ob=
server c’est de ne s’en servir qu’avec ceux qui en connoissent la
valeur. Il faut observer la même précaution dans ses écrits que
dans ses paroles, puisque les ouvrages sont comme des discours
/p. 153/ qu’on adresse au Public. Il seroit à souhaiter qu’on donnât des
régles sur l’éducation qu’on doit donner aux jeunes gens pour pratiquer
la Politesse lorsqu’ils entreront dans le monde. On trouve un bel
exemple de la Politesse dans ses écrits, dans la Lettre que St Paul
écrit à Philemon.

Sentiment de Mr le Professeur D’Apples.La Politesse, a dit Monsieur le Professeur D’Apples, est l’aisan=
ce dans les manieres qui tend à nous rendre agréables aux autres
hommes: elle est également éloignée de la flaterie et de la rusticité.
On flate quand on marque dans ses actions & dans ses paroles dès
sentimens bien supérieurs à ceux que l’on ressent. La rusticité au
contraire est un manque d’usage du monde.

La Politesse est fondée sur ces deux Principes: L’un, c’est l’esti=
me que celui qui est poli doit faire des qualités d’autrui, et le de=
sir de mériter l’estime des autres hommes: L’autre principe, c’est
les sentimens modestes qu’on doit avoir de soi même.

Le but et l’usage de la Politesse, c’est d’entretenir la paix et
l’union dans la Société, c’est de maintenir une certaine bienséance
dans les disputes, d’y conserver l’ordre et la tranquillité.

Il ne me reste pas beaucoup de choses à ajouter aux réflexionsSentiment de Mr DuLignon.
qui viennent d’être faites. Je ferai seulement cette remarque c’est
qu’il ne faut emploier le langage des Courtisans qu’avec des Cour=
tisans, ils en connoissent le prix; mais on ne peut qu’être indigné quand
on le voit emploié à l’égard des personnes qui ne méritent point
qu’on ait pour elles les sentimens qu’on leur témoigne. De Courti=
san à Courtisan qu’ils s’en servent, à la bonne heure, mais il ne
faut pas qu’ils aient de témoin. J’avouerai ingenument que mal=
gré l’estime & la considération que j’avois pour Monsieur le Comte
DuLuc Ambassadeur en Suisse je fus choqué de ce qu’il écrivoit à
un nommé Merveilleux; il lui donnoit des éloges qui ne convenoi=
ent qu’à un parfaitement honnête homme, quoiqu’il sut que ce
Merveilleux étoit un grand débauché et un meurtrier. C’est ce
qu’a dit Monsieur DuLignon.

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intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLV. Sur la véritable politesse », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 21 mars 1744, vol. 2, p. 136-153, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/487/, version du 24.06.2013.
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