Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXVI. De l'usage des sociétés particulières », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 18 mai 1743, vol. 1, p. 294-313

XXVI Assemblée

Du 18e May 1743 Présens Messieurs Polier Recteur, Seigneux
Boursier, D’Apples Professeur, Baron DeCaussade, DuLignon.

/p. 295/ Messieurs Vous traittates Samedi passé la Question, DeDiscours de Monsieur le Comte.
l’abus des Sociétés, et des remèdes qu’on doit y apporter.

Vous avez parlé particulièrement de ces trois sortes de Sociétés, de
celle des Francs Maçons, des Sociétés des jeunes gens, et des Sociétés or=
dinaires.

Sur la prémière vous avez trouvé qu’à ne rien imputer de mauvais
à ceux qui en sont Membres, à les croire bons Citoïens, bons amis, et
même bons Chrétiens, on ne peut cependant s’empécher de blamer ce
mystérieux secret dont ils font profession, et auquel ils s’engagent
d’une manière très forte, soit que ce secret n’ait pour objet que des
bagatelles, ou qu’il ait pour but de renfermer dans leur Societé seul
le bien qu’ils font. On peut avec raison les soupçonner qu’ils sont plus
amis de leur société particulière que du Genre humain en général;
de la Société Chrétienne, et de la Société civile dont ils sont membres.

Vous avez ensuite examiné ce qui regarde les Sociétés des jeunes
gens. Vous en avez bien détaillé les défauts et les avantages: sa=
voir que ceux dont la Raison n’est pas encor bien formée s’ils sont
avec leurs égaux; s’accoutumeront à avoir des manières grossiéres,
impolies & des discours malséants et peut être quelque chose de
pire; enfin ils prendront le gout du plaisir et de l’oisiveté, ce qui
mettra un très grand obstacle au progrès de leurs connoissances.

S’ils sont en compagnie avec leurs Supérieurs, ils examineront
de près tout ce qui se passera dans ces Assemblées, & s’ils remar=
quent quelque chose d’irregulier, ce qui n’arrivera que trop souvent,
il fera impression sur eux, ils l’imiteront avec d’autant plus d’em=
pressement qu’ils n’en connoissent pas le mal, et qu’ils sont autori=
sés par l’exemple de personnes qu’ils respectent. C’est la une gran=
de source des défauts qu’on remarque parmi les hommes.

Il faut avouer cependant qu’en conduisant les jeunes gens
dans le Monde, ils en prennent aussi les manières, qu’ils appren=
nent à connoitre les hommes, leurs Talens & leurs défauts, ce qui
est une connoissance des plus utiles.

Mais on se procurera tous ces avantages, et on ne s’expose=
ra à aucun inconvénient, si on ne laisse voir le monde aux jeu=
nes gens que rarement, qu’on les y laisse peu chaque fois, et qu’ils
soient toujours sous les yeux d’une personne sage, éclairée et atten=
tive qui leur fasse faire réflexion sur ce qui se passe.

Par rapport aux autres Sociétés, vous avez remarqué qu’elles
sont trop fréquentes, qu’on y perd trop de tems, qu’elles occupent trop,
/p. 296/ et qu’elles mettent les passions en jeu. Le remède que vous voudriez
aporter à ce mal, ce seroit de ne se rendre dans ces Assemblées que
pour exercer son esprit, pour aquerir des connoissances, pour se former
à la vertu, pour aquerir de la politesse et du gout, ou pour se dé=
lasser par d’agréables amusemens des fatigues du travail. De cette
manière elles deviendroient utiles, agréables, et répondroient parfai=
tement au but que le Créateur a eu en nous formant pour la Soci=
été et pour le commerce.

Monsieur le Comte et Messieurs, La Sociabilité que jeDiscours de Mr le Boursier Seigneux, De l’usage des Sociétés particuliéres.
n’envisage ici que comme un Instinct également vif et universel est évi=
demment destinée à lier les Hommes. Formés libres et raisonnables, le
Sage Auteur de leur Etre en les plaçant dans ce Monde a voulu qu’ils
y cultivassent des Talens et des Vertus; des Talens qui devoient les ren=
dre moins imparfaits, et des Vertus qui les rendroient infailliblement
heureux. L’exercice devoit perfectionner les uns, l’exemple devoit hâter
les progrès des autres. Ces mêmes Hommes qui étoient apellés à en re=
ceuillir les fruits, étoient destinés à en être les organes: Ils devoient
se préter réciproquement des lumières et des secours: Pour cela il
falloit qu’ils fussent à portée les uns des autres; et disposés à s’unir
presqu’au moment qu’ils verroient le jour.

C’est aussi ce que nous observons invariablement dès leur
naissance. A peine l’enfant ouvre les yeux à la lumière, qu’un
sentiment machinal de ses besoins le jette dans les bras de sa
Nourisse; Ses Parens ont bientôt son affection, et les Enfans de
son âge ne tardent pas à faire tous ses plaisirs. Cette legère
épreuve lui en fait chercher de plus vifs encor: Mais ils lui pa=
roitroient insipides hors d’une Troupe qui les anime. Une jeune
beauté y déploïe ses graces, et lui fait sentir qu’il est né pour
elle. Il prend l’ardent desir d’une Société plus intime que toutes
les autres. Il cherche à plaire et forme des nœuds, bientôt sui=
vis d’un fruit qui les rend plus doux. Ainsi commence et s’ac=
croit une Famille; Ainsi se forment les Sociétés domestiques, dont
se compose la Société universelle.

Ces Sociétés ont pourvu à leur sureté en se réunissant de con=
cert sous la protection des Loix; Elles s’y maintiennent par l’ob=
servation des Devoirs de l’Humanité et de la Justice. Elles se
prétent réciproquement tous les secours qui naissent de la force,
des lumieres et de l’industrie. Outre les relations du sang et de la
Patrie, mille nouveaux liens résultent des contracts de toute espèce
/p. 297/ qui forment presque autant de Sociétés. L’intérêt en fait et en dé=
fait un grand nombre. Le gout et le choix en justifient et en ci=
mentent quelques unes.

Dès que l’homme s’est assuré ce qui lui étoit le plus nécessaire,
il cherche à se procurer ce qui lui est le plus agréable. Il pourvoit
prémiérement à sa sureté: mais il cherche ensuite son agrément,
c’est dans le sein de cette même Société qui le fait jouïr d’une pai=
sible abondance qu’il puise et les amusemens qui le délassent de
ses fatigues, et les douceurs qui le consolent de ses disgraces.

Tous les Hommes cherchent ces douceurs et païent en les cher=
chant un nouveau Tribut à la Sociabilité. Mais combien peu sa=
vent les chercher ou elles se trouvent! Combien de gens même soci=
ables courent à cet égard l’ombre du plaisir, s’éloignent du bien qu’ils
recherchent, ou trouvent par tout l’ennui qu’ils inspirent!

Pour montrer à quel point la plupart s’égarent et combien
nombre d’entr’eux méconnoissent ou pervertissent le noble instinct
qu’ils tiennent de la Nature, je n’ai, Messieurs, qu’à vous peindre
moitié en Philosophe et moitié en homme du monde la vie d’un
homme désoeuvré par systhème et sociable par habitude.

Je ne prétends point revétir ici un caractère caustique, ou en=
nemi du plaisir des autres. Je dirai que le jeu de commerce est une
honnête recréation, ou l’on détend son Esprit, et où l’on le dispense
de penser avec effort. Je conviendrai encor que le commerce tumul=
tueux réunit souvent des personnes dont l’Esprit se soutient par
tout, et dont le gout délicat ne soufre en rien par la complaisance
qu’ils y apportent.

Mais ne me sera-t-il pas permis de marquer comme des éceuils
des erreurs contraires aux vrai plaisir? de peindre l’illusion de certains
amusemens en faveur de ceux qui peuvent en gouter de plus délicats,
et qui par un commerce moins dissipé en trouveroient plus eux
mêmes, et en feroient plus trouver aux autres?

Suivons un moment dans le bruit du monde un homme qui
n’a presque de Société que celle que lui donne le hazard. Un com=
merce insipide ou peu sincère de complimens et de visites fati=
gueroit sa Raison et sa Bonne foi, s’il réfléchissoit tant soit peu
sur ses Discours. Il cherche quelquefois inutilement ceux qu’il de=
sire, et trouve le plus souvent ceux que le bon gout évite. Des
phrases sans suite & des Discours sans sujet tiennent la place de
choses intéressantes. Il se forme cependant de tout cela des concours
/p. 298/ nombreux ou le bruit tient lieu de plaisir. Du sein du fracas qui
y regne sans interruption, il sort rarement quelque joli rien; comme
un éclair sort d’un nuage épais, où gronde en même tems le tonnerre.
La moitié du tems s’écoule avant que chacun ait trouvé sa place, et
cette place est au jeu: là se réveille plus ou moins une petite passion
d’émulation ou d’intérêt, tandis que le gout s’endort. L’un est éveillé
par sa perte qu’il déplore, et l’autre par une fortune de quelques
fiches dont il triomphe. Un tiers également insensible à l’un et à
l’autre n’est tiré de sa léthargie que par l’heure du souper qui le
ramène chez lui, fatigué du vuide où il se perdoit, et des mouve=
mens où il étoit purement passif. La répétition ne le guérit pas.
Mais elle lui fait sentir le prix d’un assemblage moins nombreux
et qui ait un but.

Qu’auroit dit de cet emploi du tems cet ami de Pline qui en
étoit si jaloux, qu’il lui demandoit raison de ses promenades, 
Vous pouviez, (lui disoit-il,) ne pas perdre de si belles heures. Ce
reproche paroitroit bien sévère à ceux qui passent au jeu la plus
grande partie de leur vie. Mais écoutons Pline lui même dont la
douceur, la tolérance et l’urbanité sont si connues. Laissez, dit-il à
un de ses amis;  Laissez ce vain bruit, ces Discours stériles,
et ces travaux si pleins d’inepties. Et assurément un homme
qui sur le bord de sa fosse se rapelleroit des milliers de jours ainsi
prodigués s’écrieroit sans doute, ne fût-ce qu’en qualité d’homme
raisonnable.  Combien de tems ai-je donné aux choses du
monde les plus insipides?

Ce que je dis ici du gout dominant des Sociétés que rassem=
ble le plaisir, est moins vif et moins direct que cette ingénieuse critique
du célèbre Mr Locke, qui eut le courage de l’adresser en face aux
plus grands Seigneurs de sa Nation. C’étoit le Duc de Buckingham,
Milords Halifax, et Schafftesbury. Voici comme le célèbre Mr le
Clerc le raconte.

« Un jour trois ou quatre de ces Seigneurs s’étant donné rendez
vous chez Milord Ashley, plûtôt pour s’entretenir ensemble, que pour
affaires, après quelques complimens on apporta des cartes pour jouer,
sans que l’on eut eu presque aucune conversation. Monsr Locke
regarde ces Mrs jouer pendant quelque tems; après quoi aïant tiré
ses tablettes de sa poche, il se mit à y écrire je ne sai quoi avec beau=
coup d’attention. Un de ces Seigrs y aïant pris garde, lui demande ce
qu’il écrivoit. Milord, dit-il, je tache de profiter autant que je puis
/p. 299/ en votre Compagnie; car aïant attendu avec beaucoup d’impatience
l’honneur d’être présent à une assemblée des plus sages et plus spiri=
tuels hommes de notre tems, et aïant eu enfin ce bonheur, j’ai cru que
je ne pouvois mieux faire que d’ecrire votre conversation; et en effet
j’ai mis ici en substance ce qui s’est dit depuis une heure ou deux.
Il ne fut pas besoin que Mr Locke lut beaucoup de ce Dialogue; Ces
illustres Seigneurs en sentirent le ridicule, et se divertirent à le re=
toucher et à l’augmenter. Ils quittèrent le jeu et entrérent dans une
conversation qui leur etoit mieux séante. » 

Peut-on douter que des hommes de ce caractère ne regardas=
sent comme un excellent office, ce qui les rapelloit ainsi à eux
mêmes, et en effet ne fait-on pas beaucoup plus d’honneur aux
hommes en les invitant à des plaisirs spirituels et raisonnables,
qu’en leur accordant qu’ils sont faits pour la bagatelle?

La conversation, disoit Mr d’Ablancourt,  est un plaisir
si propre à notre nature, que je ne me sens jamais plus
homme que quand je parle. Ajoutons qu’on n’est jamais plus
homme que quand on parle d’une manière raisonnable et digne
de sa nature.

Il est visible que nous sommes faits pour ce plaisir, ou que
ce plaisir est fait pour nous. Nous trouvons un agrément infini
« dans l’entretien, dans les discours les uns des autres; Il y a dans les
petites manieres qui échapent, dans l’air, dans le geste, & même
dans la voix humaine, un charme particulier, qui nous attire
à nous chercher et à nous unir. » 

Tout cela n’a été disposé par le Créateur avec une prudence si
exquise qu’afin de nous rendre plus Sociables, et plus vertueux tout
ensemble; Car ce même Créateur Gardien et Protecteur de notre
foiblesse a disposé les choses de manière qu’une Société ou regne
le vice ne pût être de longue durée.

En effet quelque Esprit et quelque Génie que vous suppo=
siez dans une Société, si l’on y mèle la médisance, la raillerie a=
mère, l’indécence, les faux rapports, tous vices ennemis de la pié=
té & de la charité Chrétienne, il sera impossible qu’elle subsiste,
/p. 300/ Le mépris, la haine, la défiance, de justes remords la dissoudront
infailliblement.

On éprouve au contraire que les seuls entretiens agréables
sont ceux d’où ces vices sont bannis: La seule malignité chasse
de la conversation, la politesse, la douceur, et sur tout la confi=
ance, qui en est la base. « Il semble, dit très bien Mr d’Ablancourt,p. 190.
que pour rendre les entretiens tout a fait charmans selon le
monde, il ne faut précisément qu’en retrancher, ce qu’il y a de
criminel selon Dieu. » Il faut s’estimer mutuellement pour se
plaire les uns avec les autres, et bien loin que l’innocence soit
contraire aux plaisirs réglés, elle les rend plus durables et plus
touchans.

En voila suffisamment pour conclurre que le prémierIer Caractère.
caractère essentiel et indispensable à toute Société c’est la Vertu.

Un second caractère dont aucune Société ne peut se passerIIe Caractère.
pour être heureuse, est une bienveuillance réciproque entre les Mem=
bres qui la composent; et rien n’est si facile entre des personnes
vertueuses, qui ne peuvent se connoitre un cœur droit, des mœurs
pures, et un gout général pour les bonnes choses, sans être portées
d’inclination à s’unir. Des personnes de ce caractère doivent na=
turellement se trouver faites les unes pour les autres. Si l’esti=
me n’a pas le feu des amitiés de jeunesse, ou la familiarité des
confidences, elle formera toujours des liaisons solides et très af=
fectueuses entre ceux que le gout réunira en Société.

Un but marqué n’est pas une condition moins essentielleIIIe Caractère.
à une Société pour la rendre utile, qu’une bienveuillance réci=
proque l’est pour la rendre douce et intéressante. Je sai bien
que le but général de toutes les Sociétés de ce genre est le plai=
sir. Mais j’ai fait sentir que souvent on n’y trouvoit pas ce
qu’on y cherchoit, moins encor cet agrément que la conversati=
on procure. Si le but des entretiens est de s’éclairer, ce but sera
bien mieux rempli, lorsque le sujet sur lequel ils roulent sera
bien déterminé. Cet article mérite quelque détail.

1° Dabord il peut l’être en général, par le dessein fixe de s’oc=
cuper de sujets utiles, plûtôt que de choses tout à fait indiffé=
rentes, ou de Paradoxes, comme le faisoient autrefois certaines
Académies d’Italie, pour faire briller leur Concetti.

2° Par le choix des Sujets les plus utiles au Genre humain,
ou à la Société dont on est Membre, ou à la Société particulière
qui s’en occupe.

/p. 301/ 3° Ce but sera mieux rempli et mieux déterminé par le soin
de choisir entre les Sujets les plus intéressans à ces différens égards,
ceux qui ne sont pas trop vastes de leur nature, et qui peuvent
aisément recevoir des bornes, telles que sont celles d’une conféren=
ce. Ces bornes sont nécessaires à la précision qui peut seule con=
tenter l’esprit.

Voici les inconvéniens d’une conduite opposée.

Les Sujets trop généraux et trop étendus demandent néces=
sairement des Dissertations Systhématiques; une longue enchai=
nure de principes ou de conséquences demande une profonde mé=
ditation, et veut être considérée attentivement dans le silence
du Cabinet. Sans cela l’erreur ou le paralogisme se glisse aisé=
ment, ou dans le Discours de celui qui parle, ou dans l’esprit sé=
duit de celui qui écoute. D’ailleurs un sujet pareil expose l’un
à parler trop longtems, et les autres à s’en lasser. Le sujet
lui même en souffre, parce qu’on l’ébauche trop legérement,
là où il importeroit de l’épuiser: La matière reste imparfaite
et l’esprit reste dans le doute; sans compter les écueils de la dis=
pute, où l’on s’engage pour l’ordinaire, comme dans une brous=
saille épaisse d’où l’on sort rarement sans égratignure.

IV. Caractère.La Variété n’est pas moins utile pour étendre les connois=
sances sur divers sujets, pour piquer le Gout, et soutenir l’atten=
tion, qu’elle est agréable dans le commerce. C’est par là que
les divers Talens déploient toutes leurs richesses, que chacun se
satisfait à son tour, en plaçant ce qu’il sait le mieux, et en
aprenant des autres ce qu’ils savent mieux que lui. Outre que
la Variété délasse, elle donne lieu à la condescendance que l’on
se doit réciproquement, et qu’il est si doux d’exercer. Il n’est
donc aucun Génie si excellent qu’il soit, qui ne doive de tems
en tems céder la place, comme il n’y en a aucun, pourvu qu’il
soit honnête et de quelque usage, qui ne puisse y tenir la sienne.
C’est ainsi que l’on se cultive soi même, et qu’aucun Sujet ne de=
meure inculte.

Cette Variété si agréable par elle même ne se trouve nulle
part plus féconde, et plus utile, que dans une Société qui nous
présente à la fois tant de caractères, d’idées, de tours, de façons
d’envisager et d’exprimer les choses; qui ouvre tant de routes
pour les pénétrer, et les enrichir; tant de moïens de s’instruire,
de s’animer, et de s’amuser avec succès.

/p. 302/ La Liberté est encor un Article que les seuls Esprits bornésV. Caractère.
redoutent, et pour lequel tous les bons Esprits s’intéressent. Elle est
si essentielle à la Vérité, que les Siècles, ou les Peuples qui ne l’ont
pas connue n’ont rien produit. Par contre les plus petits Cercles
dans lesquels elle a été admise se sont attiré l’estime. Par tout
ou elle a regné, Elle a fait naitre quelque chose de grand.

Le Despotisme étouffe la Liberté, en menaçant de punir
ses moindres essorts.

Mais il y a d’autres causes qui lui nuisent dans une Socié=
té en la retenant dans des bornes trop étroites. Tantôt c’est un
amour propre trop délicat, et qui se blesse, pour ainsi dire, de
ses propres armes: Tantôt un ascendant jaloux qui soutient
avec peine tout ce qui ne cède pas à l’idée qu’il favorise: D’au=
tres fois c’est une louange prodiguée qui enveloppe les défauts
avec les beautés: L’un timide à l’excès n’ose user de sa Liberté,
manque de courage, ou de confiance, l’autre hardi et piquant
en fait craindre et haïr l’usage.

Une Liberté modeste et polie sait éviter tous ces écueils. Elle
n’aura rien qui puisse allarmer les plus délicats, ni faire craindre
aux plus modérés de s’en servir. Elle seule peut donner un jeu
facile aux ressorts de l’Esprit, et en flatter les progrès. Et qui en
effet pourroit être flatté d’un silence forcé, ou d’une approbation
peu mesurée? Des Auditeurs délicats, ou des Lecteurs difficiles, mais
raisonnables, sont les seuls que doit desirer quiconque aspire à
une sorte de perfection. Pline, tout amoureux qu’il étoit de la
Gloire, vouloit des oreilles chatouilleuses. Hac severitate au=
rium laetor
.

Une Critique sincère est la coupelle des productions de l’Es=
prit. Elle est quelquefois si excellente, qu’elle surpasse en valeur
ce sur quoi elle s’exerce. Souvent aussi elle leur est très inferi=
eure, sans perdre néammoins de son prix. La lime ne vaut
pas les métaux qu’elle polit, ni la pierre de touche l’or qu’elle
éprouve. L’une et l’autre ne leur sont pas moins nécessaires
pour en faire des chefs d’œuvre.

Rassemblons les caractères qui viennent d’être indiqués, pour
en sentir mieux toute l’influence.

Si une Société médiocrement nombreuse est inspirée par
la Vertu, et liée par une bienveuillance mutuelle; si elle a
un but déterminé; si les objets qu’elle embrasse ont de l’utilité,
/p. 303/ du choix et des bornes, s’il se trouve de la variété dans ses su=
jets, et une honnête Liberté dans ses entretiens, elle remplira à
coup sur les vues sages qu’elle se propose; elle trouvera le bien
et l’agrément qu’elle cherche.

Entrons à cet égard dans quelque détail pour sentir ce que
peuvent y gagner l’esprit et le cœur; le lustre et l’accroissement qui
en revient aux Sciences; les avantages qui en résultent pour le bon=
heur de la Patrie, ou même de la Société toute entière.

L’idée générale de Société est opposée à celle de Solitude,
qui forme pour l’ordinaire les Enthousiastes, les Esprits bizarres, les
Opiniâtres, les Chefs de Secte. La Solitude retient le Génie en
d’étroites bornes; elle lui ote la vaste perspective du Monde, des
affaires combinées, des sentimens divers, des idées nouvelles, des décou=
vertes modernes. La Solitude a peut être gâté plus de têtes, que
la conversation n’a gâté de Consciences, et l’exemple de nombre
de Solitaires prouve que les petites Maisons se trouvent quelque=
fois dans la route qu’ils croient être celle du Ciel. Les deserts
ne sont pas les seuls aziles de la piété, et moins encor ceux du
bon Sens et de la Raison, sans laquelle la Piété ne peut subsis=
ter.

Nous en conviendrons, dès que nous réfléchirons un mo=
ment sur le génie de l’homme: Il ne sauroit longtems soutenir
le tête à tête avec lui même. Il n’est content de soi, que lors=
qu’il s’est cultivé avec les autres. Il apprend avec eux à être
seul sans péril et sans ennui.

Boileau Sat. X. ψ. 100.Nous naissons, nous vivons pour la Société,
A nous mêmes livrés dans une Solitude
Notre bonheur bientôt fait notre inquiétude,
Et si durant un jour notre prémier Aïeul,
Plus riche d’une côte avoit vécu tout seul,
Je doute, en sa demeure alors si fortunée,
S’il n’eut point prié Dieu d’abréger la journée.

L’Esprit doit tout son lustre et sa délicatesse à la bonne So=
ciété. Combien de beaux Génies ne se formoit-il pas dans les Hôtels
de Condé et de Conti, chez Made la Marquise de Sablé, chez Made De
Savigny, et sur tout à l’Hotel de Rambouillet. « Cest de ces sources, (dit
Monsr d’Ablancourt) qu’est venue cette politesse et cette galanterie
jusqu’alors inconnue, qu’on a vu en un certain nombre de person=
nes, qui ont ensuite donné à notre Nation tout un autre gout, et
/p. 304/ des manières qu’elle n’avoit pas. »

Qui s’imagineroit que les jeux d’une troupe qui s’amuse pussent
être la prémière source de ces richesses que le bon gout a fait naitre,
et que des riens tournés avec art passassent d’une Société qui en ba=
dine jusques à reformer le gout d’une Nation toute entière? On ne
sera pas faché d’apprendre de Mr d’Ablancourt, comment cela a pu
être. « Outre le serieux, dit-il, et le solide qui étoit comme le fonds
de ces conversations, on y rioit finement, et l’on s’y étoit fait un enjoue=
ment noble, délicat et plein de bon sens. C’est là qu’on voioit ce badi=
nage si difficile, ou, sur une bagatelle, qu’on relève par la beauté du
Génie, on dit mille choses surprenantes…. La raillerie étoit l’amie
de leurs entretiens: mais elle étoit jolie et innocente…. On y
voioit de ces saillies ingénieuses, et de ces petites débauches d’Esprit,
qui pourtant ne s’écarte jamais de la Raison: le respect y étoit
libre et aisé.

C’est ainsi qu’on détruisoit insensiblement la galanterie trop
concertée de la vieille Cour, et qu’on établissoit quelque chose de
plus fin que cette ancienne urbanité, dont on parle tant. »

Je m’arrête un moment sur cet endroit pour observer les effets
surprenans d’un gout délicat qui vient à renaitre. Jusques là un
air concerté, des discours guindés et obscurs, un tour géné et péni=
ble avoit gâté les plus belles choses. Un petit nombre de Génies
heureux commence à en sentir et à en dévoiler le ridicule. Ce gout
contraint et presque barbare s’étoit emparé du langage et des manières,
il avoit infecté les esprits, et toutes leurs productions s’en ressen=
toient; Le Prédicateur ignoroit les bienséances de la Chaire, et
la simplicité touchante des Discours Chrétiens, l’Orateur n’étoit
éloquent qu’à force d’Antithèses; le Savant étouffoit son sujet
sous le poids énorme de ses citations. L’homme d’esprit parloit Phébus,
et ne croioit belle une pensée que lorsqu’elle finissoit en Epigram=
me. Le Barreau, la Chaire, le Théatre n’offroient qu’un gout cor=
rompu et qui insultoit au bon sens. Le langage du cœur si sim=
ple et si expressif dans son origine ne connoissoit plus la nature. La
Cour étoit pleine d’afféteries, et la Ville de prétentieuses ridicules. Les
Universités qui devoient être le Centre de la lumière étoient le
séjour des ténèbres, et les Ouvrages en tout genre avoient besoin de
Commentaire au moment même qu’ils voioient le jour; les plus beaux
et les plus fleuris étoient les plus énigmatiques.

Boileau Art Poet:On savoit par un tas de confuses merveilles
/p. 305/ Sans rien dire à l’esprit étourdir les oreilles.

Dans cet état de crise pour le gout, et pour les Sciences, il se
forme un Cercle de gens de mérite qui donnent un essor plus libre
et plus naturel à leur Esprit; Ils en aperçoivent les charmes, et
essaïent de les répandre sur mille petits sujets qu’ils ornent de
nouvelles graces. La clarté, la simplicité, la justesse de l’expres=
sion, le choix des termes, l’arrangement des pensées, la disposition
du plan, la gradation et l’enchainure de toutes les parties qui
le composent, pour que la lumière aille en croissant, parvienne
sans nuage à l’Esprit, et arrive au but par le chemin le plus
court. Voila les routes que le bon gout découvrit, et les moïens
qu’il sut mettre en œuvre. Après les avoir essaïé avec succès
sur de petits sujets, objets ordinaires du bel Esprit, on passa sans
effort à de plus grands. Les Grands Génies en eurent l’obligation
aux Heureux Génies, dont le gout pour la bonne Société avoit
poli et délié les ressorts. Quelques Sociétés particulières et dé=
soeuvrées en apparence travailloient ainsi sans le savoir à la
reforme d’un gout barbare qui n’osa plus reparoitre dès qu’il
fut connu.

Achevons la description que fait Mr d’Ablancourt de ces a=
gréables Cercles, qui dévelopoient le germe de tant d’excellentes
choses.

« Tout ce qu’il y a d’agréable dans la Fable, dans l’Histoire,
ou dans les beaux Arts y trouvoit quelquefois sa place. La Sci=
ence n’en étoit pas même bannie absolument, et on montroit
par une nouvelle manière d’en user, qu’elle n’est pas incom=
patible avec les agrémens, ni avec la Politesse. On s’y entrete=
noit de tout ce qu’il y avoit d’Ouvrages d’Esprit en prose et en
vers: et enfin on y parloit de tout, hors de ce qui est contraire
à la modestie, à la Raison, à la Vertu et à la piété. »

Il faut convenir que si l’on ne desire pas d’avoir été d’une So=
ciété pareille, on devroit être charmé d’en être aujourd’hui.

Le Gout que l’on a si bien nommé le Sixième Sens, et qui en
effet perfectionne tous les autres, en épurant le sentiment qu’ils
produisent, et en rectifiant les divers jugemens qui en résultent,
Ce gout rendu une fois plus sur et plus délicat influe merveil=
leusement sur l’usage de tous les Talens, et n’influe pas moins sur
les mœurs. La grossière sensualité n’ose plus s’offrir à l’esprit,
et cette idée du gout fait bien descendre cette noblesse orgueuilleuse
/p. 306/ qui n’a pour elle que ses Titres et ses richesses. C’étoit là un des sou=
cis de l’aimable Pline le jeune, qui souffroit de voir les Grands, cette
partie brillante du Genre humain, dans le vuide et dans la disette
Plin. Epist. Lib. V.des plus belles choses. Faves enim saeculo, ne sit sterile et effoe=
tum: mireque cupis ne Nobiles nostri nihil in domibus suis
pulchrum, nisi imagines habeant
. Des Sociétés éclairées meu=
blent l’esprit de choses bien plus rares, que des Titres et des Sta=
tues: mais ce qu’elles donnent de plus précieux n’est pas tant la
matière que le gout qui la met en œuvre.

Les Sciences se sont toutes perfectionnées par la Société
des hommes qui y portoient en commun leurs Talens; Toutes les
Sectes de Philosophes, le Licée, le Jardin d’Epicure, l’Académie
sont devenues célèbres par ce concours de lumières. Les Langues
doivent leur perfection aux Académies de Paris, de Rome, de la
Crusca. Les Sciences et les beaux Arts ne doivent pas moins à
ce nombre de Compagnies Savantes qui font la gloire de la
France, de l’Angleterre, de l’Italie, de l’Allemagne; et peut être
que nombre d’hommes illustres qui se sont formés hors de leur
sein, ne le seroient pas devenus, s’ils n’avoient eu cette foule de
modelles devant les yeux.

Les Sociétés particuliéres ont été souvent le germe des Aca=
démies les plus florissantes. Ainsi l’Académie Françoise formée
en 1629 n’étoit dabord qu’une Société d’Amis éclairés qui se ras=
sembloient chez Mr Conrard pour n’avoir pas la peine de se
chercher. Voici comme en parle Mr Pelisson dans l’histoire qu’il
en a donnée.

« Ils s’entretenoient familiérement comme ils eussent fait
en une visite ordinaire, de toute sorte de choses, d’affaires, de
nouvelles, de belles Lettres. Si quelcun de la Compagnie avoit
fait un Ouvrage, il le communiquoit volontiers à tous les au=
tres, qui lui en disoient librement leur avis, et leurs conféren=
ces étoient suivies tantôt d’une Promenade, tantôt d’une col=
lation…. Elles continuérent ainsi 3 ou 4 ans avec un plai=
sir extrème, et un profit incroïable. Ils parlent encor de ce
tems et de ce prémier âge de l’Académie, comme d’un âge d’or
durant lequel avec toute l’innocence et toute la liberté des
prémiers Siécles, sans bruit et sans pompe, sans autres Loix que
celles de l’amitié, ils goutoient ensemble tout ce que la Société des
Esprits, et la vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant. »

/p. 307/ Et en effet un institut plus pompeux, le nombre de XL et des As=
semblees publiques à certains jours n’ajoutoient peut être qu’une con=
trainte pénible aux avantages de la Société primitive. Les
Membres de l’Académie qui ont fait sa gloire avoient fait
leurs plus beaux ouvrages, avant que d’y prendre place. Si
l’on veut d’autres exemples l’Arcadie de Rome Académie fa=
meuse se forma le 15. 8bre 1690 par les soins de XIV Person=
nes que le gout avoit souvent rassemblés chez la Reine Chris=
tine de Suède, qui en fut la Protectrice.

L’Académie de Lyon qui fut bientôt célèbre au com=
mencement du XVI Siècle se forma dabord chez Mr Delange
prémier Président dans sa belle Maison ditte l’Angélique. Cette
Société fit du bien à la France en y réveillant le gout littéraire.
La célèbre Louïse L’Abbé ditte la belle Cordière y brilla par des
Talens que ternit ensuite un Libertinage raffiné. Clémence
de Bourges y puisa un gout qui engagea plusieurs Rois à
rechercher ses entretiens. Louise Sarrazin qui dès l’âge
de 8 ans savoit les 3 Langues savantes, dont la connois=
sance fit honneur à St Jérome. Ces femmes illustres et
nombre d’hommes d’un rare savoir ont du leurs progrès et
une partie de leur réputation à de pareilles Sociétés.

La chose n’est pas difficile à comprendre; car outre les
sujets qui s’y traittent avec étendue, et qui donnent lieu à
des recherches, Combien de choses excellentes le feu et la sui=
te des entretiens ne font pas éclorre? De combien de traits
curieux ne s’instruit-on pas comme incognito et sans les
chercher? Que de choses que les Livres ne disent point, ou
qu’ils disent d’une manière beaucoup moins propre à fraper
et à retenir! Dulcissimam aetatem quasi resumo, disoit
Pline sur ce qu’il aprenoit encor, et où peut-on apprendre
avec plus de gout, qu’au milieu de ses amis?

Entre les talens qui donnent du prix au savoir, l’Elo=
quence doit tenir le prémier rang, par les avantages de
toute espèce qu’elle sait produire; et l’on ne peut douter qu’el=
le ne se forme beaucoup dans une Société choisie. Souvent
on voit des personnes qui pensent très bien et qui parlent
mal. Si elles avoient cultivé leurs Talens dans une Société
de ce genre, elles auroient été comme forcées de prendre de
l’Elocution, du tour, de la facilité à énoncer leurs pensées
/p. 308/en divers termes, et à en faire un plus promt et plus heureux
choix. Elles y auroient joint insensiblement la grace et la force.
La Fortune (sur tout dans les Cours) chez les étrangers et même
chez soi dépend beaucoup de cette heureuse, polie et éloquente fa=
cilité. Elle donne accès par tout, et dans le commerce du monde,
dans celui de l’amitié, même on sait combien certain mot placé
à propos a de grace et concilie l’estime.

Dans un Païs comme celui-ci, ou l’on ne voudroit pas quiter
la simplicité, on peut aisément se trouver apellé à représenter
et à fonctionner en public; à dresser des Mémoires importans,
à former des piéces ou le choix et la finesse des termes, ou le
seul sentiment qu’on en a peuvent être d’une grande consé=
quence.

Si une Société choisie apprend à parler, elle apprend
aussi à savoir se taire, ce qui est souvent beaucoup plus utile.
Elle accoutume à écouter, comme il faut le faire nécessaire=
ment pour lier ce qu’on dira avec ce qui a été dit. Elle don=
ne par là l’habitude d’une honnête déférence pour les autres,
qualité assez rare dans le monde, ou les gens prévenus pour
leur rang et pour leur esprit parlent d’un ton haut et sans
écouter ceux dont l’habit ou la mine en les prévient pas.

Ce que je viens de dire d’une Vertu me conduit sans
effort à plusieurs autres qui s’y perfectionnent. Pourroit-on
penser en effet que l’Esprit et les Talens trouvassent tant
de secours dans la bonne Société, et que le cœur fût le seul
à n’y rien gagner? Non sans doute. L’habitude qu’on se
forme à la justesse des idées, rendra surement plus pur et
plus délicat le sentiment. Dès qu’on se fait un honneur de
bien penser, il est très naturel qu’on se fasse encor plus d’hon=
neur de bien agir.

Déja il est incontestable que la compagnie qu’on fré=
quente et sur tout celle qu’on goute a une influence continu=
elle sur les mœurs. On verra toujours avec fruit dans la So=
ciété que je dépeins, combien la Vertu fait honneur et se rend
aimable; Combien le vice est odieux; combien les défauts d’un
certain genre sont ridicules. On y recevra sans rougir dans
les discours généraux bien des avis particuliers que l’on n’ose=
roit demander, et que l’on auroit peine à recevoir d’une autre
façon. Un mot échappé par hazard fait souvent des impressions
/p. 309/ salutaires, et corrige d’un défaut que l’on aimoit, et que rien au=
paravant n’avoit pu guérir.

La Société fait voir en autrui, ce que l’on ne verroit
jamais en soi. On l’y découvre alors par une espèce de refracti=
on. Ce que l’on a occasion de louer ou de blamer en autrui, on
le suit, ou on y renonce pour soi même. Terence nous dit une
autre vérité qui montre le besoin que nous avons d’écouter les
Heautontimoroumenos autres, Hic mihi nunc quantò plus sapit, quàm egomet mihi.
Il est plus habile que moi, en ce qui me touche moi même

Ce que je rapporte de Terence me fait souvenir, combien le
commerce de Scipion fils de P. Emile, de Laelius, de Cornelius
Nepos, de Fenestella ajoutérent de politesse et de pureté à ses
Ouvrages.

Mais pour revenir encor un moment à l’article des mœurs,
A combien d’égards le caractère ne peut-il pas se bonifier, dans
une Société qui rassemble des gouts et des génies divers? Le
flegme de l’un y tempère le feu de l’autre, qui lui communique
à son tour plus de vivacité et d’activité. Celui-ci est trop décisif,
cet autre trop modeste; Ne gagneront-ils pas en faisant un
échange de modestie et de confiance? L’un s’adoucit et l’au=
tre s’excite, tous s’exercent, s’aiguisent et se perfectionnent.

Il n’est pas jusques aux défauts qui n’y soïent de quelque
usage en donnant une nouvelle attention à les éviter. Les sen=
timens s’y contractent par imitation, et se retiennent ensui=
te par habitude.

L’Emulation, la Liberté, une Gloire bien entendue por=
tent à de généreux efforts; et en surmontant la lenteur et la
paresse ennemies des Sciences, elles inspirent un courage et une
activité qui sert infiniment au degré et à la perfection des
Vertus.

Mais entre les Vertus qui servent à lier les hommes, en
est-il une plus aimable que la facilité de mœurs qui réu=
nit l’humanité, la politesse, la complaisance, la souplesse, l’hu=
meur égale? De quel prix ne sont pas des vertus pareilles,
sans lesquelles la vertu même seroit farouche et sauvage?

Sans dessein de citer beaucoup, je ne puis m’empécher de
rapeller ce beau caractère, que nous en donne Terence,

Simo. in AndriaSic vita erat: facile omnes perferre ac pati:
Cum quibus erat cumque una, iis se se dedere,

/p. 310/ Eorum obsequi studiis, advorsus nemini,
Nunquam praeponens se illis. Ita facillimè
Sine invidia laudem invenias, et amicos pares.

« Voici, dit-il comme Pamphile se conduisoit. Il avoit un support
et une facilité admirable pour tous ceux avec qui il avoit à vi=
vre. Il se donnoit à eux, il se prétoit avec complaisance à leur
gout; il ne contredisoit personne; il ne se préféroit jamais aux
autres; Il n’est pas difficile d’obtenir ainsi des louanges sans en=
vie, et de s’aquerir des amis sincères. »

L’amitié se nourrira donc infailliblement dans une Socie=
té ou regnera un tel caractère. Les amitiés de l’enfance ont
peut être quelque chose de plus liant, et je les vois plus inal=
térables qu’aucune autre, entre gens d’ailleurs propres à en
former de sincères. J’ajouterai que c’est sans contredit une
grande avance pour des liaisons de cœur, d’avoir cru, pour ainsi
dire ensemble, en force, en stature, en connoissance; d’avoir
eu même éducation, mêmes travaux, et mêmes plaisirs; d’avoir
été liés par une familiarité naïve dans cet âge heureux, qui
ne connoit ni l’artifice, ni le mystère. Mais souvent nombre
de défauts les désunissent; souvent lorsqu’ils ont un génie
outré et ambitieux, ils deviennent émules de gloire, d’esprit,
de valeur, de dépense, de galanterie. Heureuses les amitiés qui
y résistent! Un commerce plus solide et moins périlleux, qui
peut même devenir par les circonstances autant affectueux
qu’une amitié de jeunesse, est celui que forme un gout éclairé,
dans l’âge mur, et affranchi (sinon de toutes passions,) du
moins de plusieurs, et de leurs assauts les plus dangereux.

Ajoutons qu’une Société éclairée, libre et polie, accoutume
à porter ce même caractère dans toutes les autres, dans les
Compagnies savantes, Ecclésiastiques, Civiles, dans le monde mê=
me et dans le plaisir.

L’on y prend l’esprit de conversation trop banni genera=
lement et que le Jeu a presque détruit.

Ce qu’il y a de plus beau et de plus heureux, c’est que l’esprit
de conversation que l’on y prendra, donnera du dégout pour les
paroles tout à fait oiseuses, et de l’aversion pour la médisance.
Supposons un assemblage de personnes estimables, assurément
des personnes dont tout le monde dit du bien, ne sauroient
dire du mal de personne.

/p. 311/ Ce que j’ai dit jusqu’à présent des avantages d’un tel com=
merce ne paroitra point trop sérieux, moins encor trop austère, si
l’on se rappelle ce que j’ai raporté du Dialogue sur les plaisirs.
Je le dirai neammoins d’une façon encor plus expresse. Je crois
qu’il faut du plaisir à l’homme pour lui faire oublier ses peines,
ou suspendre le sentiment de ses disgraces; il lui en faut pour
éloigner un ennui mortel qui le jetteroit dans le décourage=
ment; Le triste Solitaire qui les fuit, se refuse les moïens de
sentir la Bonté de Dieu qui lui ouvre une infinité de routes
pour les gouter, en lui prodiguant les objets les plus propres à y
fournir. Je me garderai donc bien de fermer aucune des voïes que
Dieu me présente, et que sa Loi autorise. Je dirai seulement
que c’est à la Raison à faire un choix des plaisirs, et à la Reli=
gion à les régler. Que le bon Sens veut encor qu’entre les di=
vers plaisirs, chacun en cherche de conformes à son état, et à
ses besoins. J’observerai à cet égard qu’il seroit injuste d’asservir
tout le monde à notre gout; et que les plaisirs délicats ne sont
faits que pour ceux qui sont propres à les gouter. Tel se recrée
d’une façon qui lasseroit infailliblement un autre ordre de per=
sonnes, ou des génies d’une autre trempe. Le commerce de l’es=
prit et d’une conversation variée ne sauroit donc faire les dé=
lices de tout le monde, et ne sauroit être proposé, ni d’une façon
qui exclue d’autres plaisirs, ni à d’autres personnes, qu’à celles à
qui l’étude, l’éducation ou le caractère donne un gout qui les y
rend propres.

Avec ces précautions, je crois qu’aucune personne raisonnable
ne disconviendra qu’entre les plaisirs, il n’y en a point de plus par=
faits que ceux qui tournent la satisfaction et l’amusement au
bien général; que ceux ou l’Esprit se détend sans s’affoiblir, que
l’on goute en sortant de ses devoirs, dans lesquels on rentre en=
suite plus propre à s’en aquitter. Tels sont sans conteste les plai=
sirs d’une Société qui n’en goute jamais que de raisonnables, et
dont l’amusement même est de nature à pouvoir en rendre
compte.

Horat. de Arte Poeti.Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, dit Horace, Pro=
desse et delectare
, Plaire et instruire, réjouir et se rendre utile est
le chef d’œuvre de l’Esprit; des jours passés de cette manière mérite=
ront bien le nom d’Honesti severique dies, que donne Pline aux
jours les mieux emploïes. Quel honneur en effet et quelle satis=
faction /p. 312/ ne doit pas ressentir un homme lorsqu’il peut dire à la fin
de sa journée ce que ce grand Homme apliquoit à la vie charman=
te qu’il menoit à la campagne. Je n’entends rien que j’aïe re=
gret d’avoir ouï, je ne dis rien que je me reproche. Nihil au=
dio quod audisse, nihil dico quod dixisse poeniteat
. Entendre
des choses qui méritent d’être écoutées, dire des choses qui méri=
tent d’être dites, éteint bientot le gout pour la bagatelle, ou le
réduit à ne paroitre que par momens. Alors disparoissent la mau=
vaise plaisanterie et la raillerie dangereuse. La gaïeté excessive
se tourne en enjouement; le feu de l’esprit ou s’excite, ou se mo=
dère, le gout s’épure et le véritable sel remplace des assaisonne=
mens trop rudes pour des palais délicats.

Qu’on lie tous ces agrémens par une cordialité sincère, et
je dirai encor avec Pline, « ô doux et vertueux loisir, plus beau,
et plus digne de nous que la plupart des occupations… Quelle
vie plus remplie de candeur et de sagesse! O dulce otium, hones=
tumque ac penè omni negotio pulchrius… O rectam sin=
ceramque vitam!

Elle le sera toujours, Monsieur le Comte, sous vos auspi=
ces; aidé par le Guide éclairé qui dirige et vos occupations et vos
plaisirs. J’ai fait l’éloge d’un genre de Société de son choix et de
votre gout; Et j’aurois mieux réussi à en peindre les avantages
si j’avois pu emprunter, Messieurs, et votre gout et votre Génie.

Tout ce que Monsieur le Boursier a dit sur les avantagesSentiment de Mr DuLignon.
d’une Société raisonnable pour s’éclairer l’esprit, se former le
gout et pour épurer les sentimens de son cœur est fort de mon
gout. J’entre aussi dans ses idées sur ce qu’il a dit des caractères
d’une telle Société: et j’approuve très fort la critique qu’il a fait
des mœurs du Siècle, et sur tout du gout de Lausanne, ou l’on a
trop de penchant pour le jeu.

La Sociabilité est fondée sur deux Principes, l’intérêt, etSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
le gout, auxquels on peut joindre le penchant au plaisir, mais
ce penchant doit être modéré. Le prémier caractère d’une So=
ciété et le plus essentiel, c’est la Vertu, qui fait que la Société
persévère; celles qui n’ont en vue que l’intérêt périssent, et pres=
que toujours par quelque éclat. Sur les autres caractères nécessai=
res pour rendre une Société utile et durable que Monsieur Seigneux
a bien détaillés, je n’ajouterai que ceci, savoir qu’on auroit pu join=
dre l’affabilité et la familiarité au caractère de bienveuillance,
/p. 313/ non pas comme étant des caractères séparés, mais comme étant ren=
fermés dans celui de la bienveuillance.

Si les Hommes se conduisoient par Raison, le portrait queSentiment de Mr le Recteur Polier.
Monsieur Seigneux a fait d’une Société agréable et avantageuse de=
vroit ramener les autres du torrent qui les entraine, et leur inspi=
rer du gout et des manières.

En réfléchissant sur les moïens de corriger les Hommes, il n’a
pas trouvé que de bons Discours produisent cet effet, non plus que
les bons Sermons ne corrigent les vicieux; il n’y a d’espérance à cet
égard que dans l’exemple et l’imitation. Les Grands donnent la
mode et l’exemple. Ceux qui ont quelque rang devroient donc don=
ner un bon exemple, et faire ensorte que dans les Sociétés qu’ils
établiroient, ou qu’ils fréquenteroient qu’on s’éloignât de cette
prodigieuse multitude de personnes qui s’y rencontrent, et qu’ils
formassent des Sociétés moins nombreuses.

Une seconde chose qui attire la foule dans les Sociétés c’est
le jeu. Quand donc les Grands se retireroient des Sociétés nombreu=
ses, et qu’ils formeroient des Assemblées sur de certaines régles, que
ces règles fussent conformes au gout de chacun, qu’on determinât
les divertissemens qu’on prendroit, le tems qu’on y emploieroit, qu’on
y fit même entrer le jeu, qui peut être innocent, pourvu qu’on n’y
emploïe pas trop de tems, et qu’on ne s’y attache pas trop par l’es=
perance du gain, ou par la crainte d’une perte qui pourroit in=
commoder; Quand, dis-je, les personnes considérables établiroient
de telles Sociétés, elles seroient plus agréables, plus utiles, et cha=
cun seroit plus content de soi. La foule qui n’aime que les
amusemens et le jeu ne viendroit point les interrompre, ni
les rendre fatigantes par leur longueur excessive; et les person=
nes de mérite, et qui cherchent à profiter du tems, sentant qu’el=
les s’y exercent et qu’elles y aquiérent des lumières s’y ren=
droient avec plaisir, et feroient des efforts pour contribuer de
leur côté au plaisir et à l’avantage de ceux avec qui ils sont
en Société. Ainsi l’ennui en seroit banni et elles se soutiendroient
par un avantage et un plaisir réciproque.

Les Sociétés nombreuses ne procurent aucun avantageSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
à tous ceux qui y assistent, on y passe le tems en ceremonies, en
complimens et dans l’embarras et le trouble; elles sont d’ailleurs
autant incommodes à celui chez qui elles se tiennent qu’à ceux qui
s’y rendent; mais telle est la force de la mode, chacun croit qu’il est
de son honneur d’en tenir de pareilles à son tour.

Note

  Public

Vous avez rencontré une erreur ou une coquille dans cette transcription ? N'hésitez pas à nous contacter pour nous la mentionner.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXVI. De l'usage des sociétés particulières », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 18 mai 1743, vol. 1, p. 294-313, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/454/, version du 24.06.2013.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.