Transcription

Chaillet, Henri-David, Lettre à Philippe-Sirice Bridel, Colombier, 15 octobre 1782

Je cède, mon très-cher Monsieur! au
desir de vous écrire encore une
fois une epitre non-laconique. A demain les afai=
res. Aujourd'hui causons un peu d'afaires
de littérature, de bagatelles:
Il faut de tout aux entretiens;
C'est un parterre, où Flore épand ses biens.
D'abord, courte réponse à votre contre-critique.
Vous défendez envers & contre tous l'inversion,
come le privilege incontestable du poete.. Esto!
Et moi, je soutiens envers & contre tous que toute
inversion qui n'est pas , ou de la plus grande
simplicité, ou produite par la passion n'est qu'u=
ne afectation poetique & une faute contre la vraie
poesie.

Vous dites qu'on ne sauroit faire des vers
François sans remplissage. Peut-être. Mais
c'est un malheur. Ainsi, quand un mot n'est
là que pour le remplissage, il est, ce me semble,
du devoir d'un critique exact de le reprendre,
comme il est de l'équité d'un critique raisonable
de l'excuser.

Vous n'avez pas bien saisi mon idée sur
l'ennui dévorant qui verse son poison. Tout
ce qui m'en déplait c'est le peu de raport que
mon imagination aperçoit entre dévorant, &
verser du poison. Ces expressions figuréz m'ont
paru incohérentes. Qu'un ennui, s'il est dévo=
rant, ronge, mine, consume; mais, quand il versera
son poison, qu'il soit tout autre chose qui ne fasse
pas image, plutot que dévorant. Car, une image
une fois en train, je n'aime pas qu'on m'en pré=
sente une autre. Quant au trope Grec, dont vous
avez oublié le nom, au moien duquel dévorant
se raporteroit à poison, je crois que vous en
abusez un peu. On dit très-bien, une espéran=
ce victorieuse, une course généreuse, &c. mais
cela ne fait rien à l'afaire. En tout cas, cette pré=
tendue figure de mots ne seroit, ainsi que quel=
ques autres, qu'un subterfuge des anciens Rhé=
teurs pour déguiser Une faute réelle Et vous
savez que la critique moderne n'a pas cette ex=
cessive indulgence.

Vous ne me persuadez pas non plus au su=
jet de l'amitié. Que ne disiez-vous bienveil=
lance
! Je rens graces à Jésus-Christ de m'a=
voir apris par son compte plus encore que
par ses adorables leçons à aimer bien sincèrement
ceux dont je crois avoir les plus justes sujets de
me plaindre. Mais est-ce donc de l'amitié qu'il
veut que j'aie pour eux? Apellerai-je du même
nom le sentiment que je leur conserve, & celui que
m'inspire votre aimable caractere?

Un mot encore sur une autre de vos idées. Sans
doute le poete a besoin quelquefois d'emprun=
ter les lumieres de la philosophie. Mais, le poeme
didactique excepté, je suis fort trompé si jamais
il lui est permis d'en emploier les termes. Il faut
qu'il les traduise en images simples & vives, ou qu'il
y renonce. Quae desperat tractata nitescere posse, re=
linquat. C'est beaucoup que je laisse passer les sphères,
les globes & les pyramides: mais qu'on ne me parle ni
de cubes, ni de prismes, ni de cones, ni de disques, ni de
tubes, ni de cellules exagones, &c. Il ne me plait pas, à
moi, come auroit dit mon bon ami l'Alceste de Molie=
re, d'etre assez savant pour comprendre tout ce jargon
scientifique. La dévise du vrai poete, lors même
que ses chants sont le plus nouveaux, carmina non
prius audita
, doit toujours être celle d'Horace: Vir=
ginibus puerisque canto.

Mon extrait détaillé de vos poesies Helvé=
tiennes est prêt, & ne paroitra cependant que dans
le Journal de Novembre: voici pourquoi c'est que
d'autres extraits déja faits ont le droit d'ancienneté,
qu'il faut les insérer, avant qu'ils moisissent; &
de plus que, par des raisons que vous devinerez
sans peine en leur tems, & que je ne veux point vous
dire à l'avance, je l'ai destiné à paroitre seulement
à la suite de mon second extrait du poeme des Jardins
de M. Delille.

Je serai bien aise qu'un jour ou l'autre vous
m'envoyiez quelque chose sur nos solécismes &
barbarismes Suisses. Cela sera tout-à-fait convena=
ble à mon journal.

Au reste, je n'étois ni pour, ni contre, dans le pa=
ri sur votre phrase: car je ne suis point du tout
parieur; c'est une fantaisie assez plate à mon gré
que celle de ces éternels paris qui ne signifient rien.
Je les laisse à qui peut s'en amuser.

J'espere que votre Elise, votre Glycère, ou tout
vulgairement, ce qui vaut bien mieux encore, votre
femme, sera rétablie lorsque vous lirez ceci. J'ai
pris part à votre inquiétude, à votre douleur, à
la sienne. L'épouse que vous avez choisi & qui
vous rend heureux ne sauroit m'être indifférente:
votre amour pour elle, son amour pour vous, voilà
les garans fidèles que j'ai de son aimable caracte=
re. Je l'aime donc: le voudra-t-elle bien?

Mais quel est donc ce plan, dont vous me parlez, au=
quel vous me proposerez de concourir? Nous verrons..
En attendant, j'en ai un dont il faut que je vous parle, & pour
lequel vous pouvez m'être utile.

Je vais faire imprimer un volume de mes Sermons, si je
puis trouver assez de souscripteurs pour cela. Tâchez, je vous
prie, de m'en procurer quelques uns à Lausanne; & dans cette
mission d'amitié dont je vous charge associez-vous mon ancien
camarade Levade que je salue afectueusement. Je crois mes
Sermons bons, meilleurs que mes Journaux, dont il me semble
par tout ce que vous m'en dites qu'on est assez content dans
votre ville. Je sais bien du reste que des Sermons, fussent-ils
meilleurs que les miens, sont une denrée, dont on n'a pas un grand
débit dans ce siècle philosophe. Mais enfin voiez. Pour dix
piécettes on aura un Sermon sur l'existence de Dieu, un sur
Dieu rémunérateur, un sur la création, un sur le dogme & un
autre sur les usages détaillés du dogme de la providence, un
sur la résurrection de la chair, & un sur le retoür du prin=
tems. Si tout cela ensemble, contre mon atente, ne forme pas un
juste volume, j'y joindrai mon sermon favori, Dieu avec le
fidèle dans tous les maux
. C'est ce que j'ai de mieux en grands
Sermons de dogmes, à la réserve des dogmes particulieres au
Christianisme, sur lesquels je n'imprime rien, vu que ces matieres,
quoiqu'assurément les plus intéressantes de toutes, ne sont guère
du goût des gens qui lisent.

Finissons: il en est tems. Et puis, croiez-moi, venez me
voir quelque jour. Sinon, je pourrois bien, moi, malgré l'a=
version raisonée que j'ai pour les moindres voyages, sucom=
ber une fois à la tentation d'aller à Lausanne pour vous y voir.

Colombier. 15e Octobre.
1782.

Chaillet,
Serviteur de Jésus-Christ.

Etendue
intégrale
Citer comme
Chaillet, Henri-David, Lettre à Philippe-Sirice Bridel, Colombier, 15 octobre 1782, cote BCUL Fonds Bridel, Ms 12/11-22. Selon la transcription établie par Timothée Léchot pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/191/, version du 06.02.2023.
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