Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 26 août 1732

A Groningue ce 26 Août 1732.

Je fus, Monsieur, très-agréablement surpris, lors que, vers le commencement de Juin, je
vis arriver ici Mr vôtre Fils, & Mr Vernet. Je compris bien, sur ce que vous m’aviez
dit dans une de vos Lettres, que j’aurois un jour ce plaisir: mais vous paroissiez encore indéterminé
sur le tems auquel vous envoieriez ces Messieurs voiager, & vous ne me marquiez point par
où ils prendroient d’abord leur route. Je m’attendois au moins, qu’en quel tems qu’ils
vinssent à Groningue, ils demanderoient en arrivant mon logis, & s’y feroient conduire; ce
qui leur auroit été fort facile, & je vous avois prié de leur recommander. Cependant
ils s’avisérent de chercher un cabaret, & ne sâchant pas la langue du païs, ils furent long tems
à en trouver un où l’on parlât François. C’étoit une petite punition de l’injure qu’ils
me faisoient. Heureusement j’en fus averti assez à tems, pour les tirer d’un endroit, où ils
auroient été plus mal, que chez moi. J’aurois souhaitté pouvoir leur procurer ici plus de
plaisir, qu’ils n’y en ont eû: mais j’ai fait ce que j’ai pû, sans prétendre néanmoins mériter
les grands remerciements que vous me faites. Quand l’amitié, dont vous m’honorez, ne m’y auroit
pas engagé, j’y aurois été obligé par reconnoissance. Je n’ai pas publié toutes les honnêtetez
que j’ai recuës de vous à Genéve, & l’empressement avec lequel vous m’y accueillites chez
vous, & moi, & ma famille. Je serois d’ailleurs abondamment recompensé par l’avantage que
j’ai eû de connoître Mr vôtre Fils, & son excellent compagnon de voiage. J’ai vû
dans le prémier une image de la douceur de son Pére, & tous les caractéres d’un Honnête
Homme, dont vous faites avec raison plus de cas, que d’une grande disposition à l’Etude.
Pour Mr Vernet, sa conversation a bien soûtenu la haute idée, que je m’étois faite de
lui par ses écrits, & je suis charmé de ses maniéres. Il a préché ici, & en plusieurs Villes de
Hollande, avec un grand applaudissement. J’en ai été moi-même témoin à Amsterdam où
j’ai eu encore la satisfaction de voir vos chers voiageurs. J’avois eû quelque dessein, dès
l’année passée, d’aller celle-ci faire un tour en Hollande, pendant nos grandes vacances. Vous
pouvez bien croire, que j’y fus entiérement déterminé par l’occasion que cela me fournis=
soit de jouïr encore un peu de la présence de ces Mrs dans nos Provinces. Nous avons été
souvent ensemble à Amsterdam, & je les laissai à Utrecht, où nous allames en grande compa=
gnie. J’esperois de le revoir à Amsterdam, où ils comptoient de revenir pour deux ou trois
jours: mais comme mon séjour avoit été déja assez long, c’est-à-dire, de six semaines, je
suis revenu chez moi depuis dix ou douze jours, avec le regret de n’avoir pû encore une
fois embrasser ces Mrs. Je leur souhaitte toute sorte de plaisir & de bonheur dans le reste
de leurs voiages. Mr Vernet m’a promis de me donner de ses nouvelles, & j’espére qu’il me
tiendra parole. Il vous aura sans doute appris ce qui se passe en Hollande, sur tout par
rapport à la République des Lettres. Cependant je vous dirai, à tout hazard, ce que je puis
savoir là-dessus.

Il y a deux Journaux, qui ont fini. L’un est la Bibliothéque Belgique; je crus bien que le
Public en remercieroit l’Auteur, & effectivement il n’a pas achevé l’année; le Libraire aiant disconti=
nué avec le mois d’Avril, d’imprimer ce Journal, qu’il ne débitoit point. L’autre est, le Journal
Littéraire
, dont la discontinuation vient de ce que la Copie & les Exemplaires ont changé de
maître. On dit, que la Société, qui composoit ce Journal, le continuera sous un autre titre:
<1v> & que le Libraire, qui a acheté le Journal Litteraire, le fera reparoître sous le même titre, mais
de mains différentes, en sorte néanmoins qu’il en donnera la moitié moins, reservant l’autre moitié
pour les Lettres sérieuses & badines, qu’il imprime depuis leur commencement. Le tems nous ap=
prendra, ce qui en est.

On a rimprimé les Œuvres diverses de Mr Locke, & on a joint un volume à celui qui avoit
paru, il y a du tems, & qui étoit de la traduction de feu Mr des Vaux. Celui qui a eû soin de la
nouvelle Edition, est Mr Camusat, qui donnera au prémier jour une Vie fort ample de Mr
Leibnitz, à la tête de la nouvelle Edition de Théodicée. Il est établi à Amsterdam, & réduit
à travailler pour les Libraires: mais il paroît attaqué de la poitrine d’une maniére à faire prévoir
vraisemblablement, qu’il n’en aura pas long tems besoin.

Il a paru des Mémoires concernant la Théologie & la Morale. C’est un Recueil, dont on
fait esperer quelque continuation, de diverses Piéces écrites en François, ou traduites de l’Anglois.
La prémiére est un Essai sur la Religion Naturelle, que Mr Vernet a reconnu être de Mr
Abauzit; & je me suis là-dessus souvenu d’avoir vû à Lausanne le Manuscrit. On avoit
envoié, pour y joindre, une autre Pièce, attribuée à Mr Abauzit, savoir, un Discours Histori=
que & Critique sur l’Apocalypse
. Mais Mr de la Motte l’a supprimée, ne sâchant pas si
l’Auteur agréeroit qu’on la publiât. J’ai moi-même lû cette pièce en Anglois; & le Libraire
qui me la montra, m’assûra qu’elle étoit de Mr Abauzit. Cependant, dans une petite Préface, qu’il
y a, on ne dit rien qui insinuë seulement que l’Ouvrage a été composé dans une autre Langue,
que l’Anglois: on avertit seulement, que l’Auteur ne veut pas être connu, & que chacun
en comprendra aisément la raison.

Mr de la Motraye vient de publier à Londres des Remarques Historiques & Critiques sur l’Hist.
de Charles XII Roi de Suède
, par 
Mr de Voltaire. Cette Histoire va être rimprimée pour
la seconde fois en Hollande; & il y en a quatre Editions en Anglois. Il paroît aussi une
critique de l’Henriade, par Mr de Saint Hyacinthe, Auteur du Mathanasius.

J’ai vû ce qu’il y a d’imprimé d’un Lucien, & d’un Tite Live, tous deux Variorum.
Ces deux Editions, in quarto, ne sont pas fort avancées; quoi que le Lucien soit commencé depuis
long tems; mais Mr Hemsterhuys, qui en est le principal editeur, a promis de faire désor=
mais plus de diligence. Celui qui a soin de l’Edition de Tite Live, est Mr Drakenborg,
Professeur à Utrecht. On rimprimera, en plus petite forme, le Pausanias de l’Abbé
Gedoyn; aussi tôt qu’on aura achevé le Théatre des Grecs, du P. Brumoy, dont l’impres=
sion tend à sa fin. L’Histoire de l’Ile de Saint Domingue, va aussi paroître, en 4 volu=
mes in 12°. On rimprime le Moreti. Le Supplément y sera mis à sa place; & on dit
qu’il y aura d’ailleurs bien des additions & corrections.

Mon Pufendorf s’avance. Tout le prémier Volume est imprimé; & il y a plus de trente
feuilles du II. Si cela continue ainsi, comme je l’espére, cette Edition sera achevée
à la fin de l’hyver prochain. J’ai vû à Amsterdam, celle qu’on a fait à Bâle;
& où l’on a hardiment mis sur le tître: Quatriéme Edit. revuë & augmentée consi=
dérablement
. Mais un Menteur manque souvent de mémoire: on a oublié d’effacer ma
qualité de Professeur à Lausanne; ce qui montrera d’abord aux heureux attentifs & instruits,
que ce ne peut-être qu’une copie de la seconde edition, semblable à celle qu’on fit à Paris,
où au moin on ne trompa personne par un titre qui promît quelque chose de plus.
Mon Libraire a fait mettre là-dessus un Avis dans nos Gazettes; & cela étoit nécessaire: car
<2r> de chez vous même, Mr Fatio me demandoit, de la part d’un Professeur, si l’Edition de Bâle
étoit la même, que la Veuve de Coup imprimoit à Amsterdam. A propos de Mr Fatio,
aiez la bonté de lui faire savoir, que, non obstant les promesses qu’on m’avoit faites, je ne puis encore
lui rendre compte de la conclusion entiére de son affaire. Mr Vernet, au reste, & Mr
vôtre Fils, ont été témoins, que Mr d’Aduard dit, lors que nous étions à table chez lui,
que j’avois fait tout ce qui étoit possible, pour cet accommodement, quoi que mauvais. Je
vous prie aussi de faire dire à Mr Leger, que je ne saurois lui rien apprendre, au sujet de la
demande de Mrs des Vallées pour un Etudiant. Avant que de partir pour Amsterdam, je
fus, avec le Recteur, voir le prémier Curateur: mais il nous dit, qu’il ne savoit quand il auroit
occasion de proposer l’affaire, & ne nous donna pas grande espérance pour la réussite;
qui, d’ailleurs, quand elle seroit assûrée, ne répondroit pas, comme je vous l’ai dit, aux
désirs de ces Mrs, & ne me paroîtroit pas au fond avantageuse pour leurs Etudians.

Il est vrai, que, depuis quelques mois, j’ai renoué commerce avec Mr de Crousaz. Il a cherché
pendant quelque tems à en venir là. Je savois, qu’il s’informoit de moi à un Ami commun,
Mr de la Motte, & qu’il témoignoit s’intéresser beaucoup à ce qui me regardoit. Enfin, il lui
dit, qu’il vouloit m’écrire. Je répondis, que, quand il me feroit cet honneur, je lui répondrois,
selon qu’il conviendroit. Quelque tems après, je reçus une de ses Lettres, où il prenoit occasion
de m’écrire, de ce qu’il avoit vû dans les Journaux sur mon Ouvrage à joindre au Corps
Diplomatique du Droit des Gens
. Je répondis aussi tôt, & ne demeurai pas en reste
d’honnêtetez & de civilitez. Le commerce a ainsi continué, & d’une maniére à montrer de
plus en plus qu’on en est bien aise de part & d’autre; Pour moi, qui n’avois eû rien à
me reprocher, & qui n’avois cherché depuis qu’à oublier le passé, j’ai été fort aise que
Mr de Crousaz eût fait des reflexions, comme il y a lieu de le croire, & comme on doit le
croire pour son honneur, sur la maniére dont il en avoit agi avec moi. Au reste, vous le verrez
au prémier jour, si vous ne l’avez déja vû; car, selon ce qu’il m’a écrit, il doit être parti
de Castel le 16 de ce mois. Je vous prie de lui faire mes complimens, & de lui dire, que j’ai
vû à Amsterdam son Livre contre les Pyrrhoniens, qu’on achevoit d’imprimer, & dont je lui
parlerai en son tems.

La vuë de Mr Le Clerc a été pour moi un triste spectacle. Je crois, qu’il m’a reconnu,
mais fort confusément. On ne sauroit juger du peu de connoissance qui lui reste, parce
qu’il a une paralysie sur la langue, qui est cause qu’on n’entend presque rien de ce qu’il dit.

J’assûre de mes respects Madame Turrettin, & suis avec tous les sentimens que
vous pouvez attendre d’un homme, que vous mettez avec raison au nombre de vos
Amis les plus dévouez, Monsieur, Vôtre très-humble & très-obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin Professeur en Theologie
& en Histoire 
Ecclésiastique

Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 26 août 1732, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 276-277. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1015/, version du 10.02.2024.
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